Avec cet ultime billet d'août, je laisserai pour l'avant-dernière fois la parole à Gérard de Nerval.
Vous souvenez-vous, amis lecteurs, au printemps dernier, quand après vous avoir présenté le filet hexagonal qui permit aux Egyptiens de l'Antiquité de capturer les oiseaux aquatiques voletant au-dessus des marais nilotiques, j'avais fait une petite incursion dans notre monde contemporain pour insister sur le fait qu'au lac Menzaleh, cette technique restait encore d'actualité ?
Bien que citant à l'époque quelques exemples contemporains de ce type de capture, j'avais gardé pour la bonne bouche, si je puis m'exprimer ainsi, quelques pages du Voyage en Orient, de Nerval, qui faisaient allusion à cet endroit, non point que le poète en partance pour la Syrie, y eût vu et relaté le travail des pêcheurs, mais simplement pour la description qu'il en a donnée : c'est cet extrait qu'à la suite de ceux que je vous aurai proposé chaque samedi de ces "vacances" que m'a offertes mon blog depuis le 24 juillet, je voudrais aujourd'hui vous donner à lire.
Nous avons dépassé à droite le village d'Esbeh, bâti de briques crues, et où l'on distingue les restes d'une antique mosquée et aussi quelques débris d'arches et de tours appartenant à l'ancienne Damiette, détruite par les Arabes à l'époque de saint Louis, comme trop exposée aux surprises. La mer baignait jadis les murs de cette ville, et en est maintenant éloignée d'une lieue. C'est l'espace que gagne à peu près la terre d'Egypte tous les six cents ans. (...)
Ces spectres de villes dépouillées pour un temps de leur linceul poudreux effrayent l'imagination des Arabes, qui attribuent leur construction aux génies. Les savants de l'Europe retrouvent en suivant ces traces, une série de cités bâties au bord de la mer sous telle ou telle dynastie de rois pasteurs, ou de conquérants thébains. C'est par le calcul de cette retraite des eaux de la mer aussi bien que par celui des diverses couches du Nil empreintes dans le limon, et dont on peut compter les marques en formant des excavations qu'on est parvenu à faire remonter à quarante mille ans l'antiquité du sol de l'Egypte. Ceci s'arrange mal peut-être avec la Genèse ; cependant ces longs siècles consacrés à l'action mutuelle de la terre et des eaux ont pu constituer ce que le livre saint appelle "matière sans forme", l'organisation des êtres étant le seul principe véritable de la création.
Nous avions atteint le bord oriental de la langue de terre où est bâtie Damiette ; le sable où nous marchions luisait par place, et il me semblait voir des flaques d'eau congelées dont nos pieds écrasaient la surface vitreuse ; c'étaient des couches de sel marin. Un rideau de joncs élancés, de ceux peut-être qui fournissaient autrefois le papyrus, nous cachait encore les bords du lac ; nous arrivâmes enfin à un port établi pour les barques des pêcheurs, et de là je crus voir la mer elle-même dans un jour de calme. Seulement des îles lointaines, teintes de rose par le soleil levant, couronnées ça et là de dômes et de minarets, indiquaient un lieu plus paisible, et des barques à voiles latines circulaient par centaines sur la surface unie des eaux.
C'était le lac Menzaleh, l'ancien Maréotis, où Tanis ruinée occupe encore l'île principale, et dont Péluse bornait l'extrémité voisine de la Syrie, Péluse, l'ancienne porte de l'Egypte, où passèrent tour à tour Cambyse, Alexandre et Pompée, ce dernier, comme on sait, pour y trouver la mort.
Je regrettais de ne pouvoir parcourir le riant archipel semé dans les eaux du lac et assister à quelqu'une de ces pêches magnifiques qui fournissent des poissons à l'Egypte entière. Des oiseaux d'espèces variées planent sur cette mer intérieure, nagent près des bords ou se réfugient dans le feuillage des sycomores, des cassiers et des tamarins ; les ruisseaux et les canaux d'irrigation qui traversent partout les rizières offrent des variétés de végétation marécageuses, où les roseaux, les joncs, le nénuphar et sans doute aussi le lotus des anciens émaillent l'eau verdâtre et bruissent du vol d'une quantité d'insectes que poursuivent les oiseaux.
Ainsi s'accomplit cet éternel mouvement de la nature primitive où luttent des esprits féconds et meurtriers.
(Gérard de Nerval, Voyage en Orient, Tome 1, Paris, Julliard Littérature, 1964, pp. 335-7)