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Fredric Jameson "La totalité comme complot" (1)

Par Jb

Les Prairies ordinaires, et plus particulièrement la collection "Penser/Croiser", dirigée par Rémy Toulouse et François Cusset (l’auteur de French Theory), cherchent de toute évidence à combler ce qu’ils considèrent être des manques dans l’édition française :


1/ faire état d’une critique en sciences humaines et sociales venue d’ailleurs, notamment de Grande-Bretagne et des Etats-Unis : critique d’ailleurs souvent issue d’un mouvement baptisé French Theory (il s’agit en fait d’une (re)lecture anglo-saxonne des travaux des grands penseurs français des années 60-70, Foucault, Deuleuze et Derrida en tête). Bref sortir de cet "esprit de clocher" qui caractériserait la France, un peu comme d’autres initiatives récentes dont j’ai déjà eu l’occasion de parler.
2/ rompre avec la "pensée tiède" (pour reprendre le terme de Perry Anderson) des années 80, qui ne verrait d’alternative possible à l’économie de marché et au néolibéralisme et qui symboliserait une certaine "défaite de la pensée". Assumer, donc, une démarche militante et critique.
C’est dans ce contexte qu’il faut recevoir le texte de Fredric Jameson, universitaire américain engagé à gauche, dont l’ambition est de mieux comprendre le "postmodernisme" dans lequel nous baignons tous.
Il faut également noter que La totalité comme complot ne constitue pas, à l’origine, un ouvrage à part entière : il n’est que le premier chapitre d’un livre plus volumineux (non traduit à ce jour) : The Geopolitical Aesthetic: Cinema and Space in the World System (1992).
Au premier abord, ce texte très intéressant (sous-titré : Conspiration et paranoïa dans l’imaginaire contemporain) pourrait n’apparaître que comme une lecture, souvent brillante, d’œuvres cinématographiques nord-américaines des années 70 et début 80 : plus particulièrement Les hommes du Président (Alan J. Pakula), Les trois jours du Condor (Sydney Pollack), Blow Out (Brian de Palma), Conversation secrète (Francis Ford Coppola) ou Videodrome (David Cronenberg).
Selon Jameson, ces films mettent en évidence le rôle central joué par l’information. Les technologies de communication sont ainsi omniprésentes dans ces films, avec leur corollaire les médias, mais ce sont également d’autres éléments comme les transports (grands réseaux de trafic) et l’architecture (parkings caverneux, salles de rédaction, notamment celle du Washington Post dans Les hommes du Président) qui permettent de "quadriller" et "cartographier" l’espace et de proposer une "radiographie des médiations fonctionnelles dans l’espace ".
En plaçant de tels phénomènes au cœur de leur intrigue, ces films révèlent une structure décentralisée et basée sur le réseau, structure qui permet de mettre en scène le motif du "complot" : ce motif "a retrouvé un second souffle, comme structure narrative susceptible de réunir les deux composantes fondamentales : un réseau potentiellement infini, ainsi qu’une explication plausible de son invisibilité ; en d’autres termes, le collectif et l’épistémologique."
Qui dit complot dit aussi mise en place d’un système tripartite : le détective, la victime et le meurtrier. Comme le note Nicolas Vieillescazes dans sa préface, "les films de complot, où le détective se trouve pris au piège d’une machination sans sujet dont les ramifications paraissent se perdre à l’infini, ou encore dans un complot si total qu’il semble n’avoir plus de référent (et d’ailleurs, y a-t-il effectivement complot ?), fonctionnent comme un analogon de notre cauchemar quotidien : ce système où l’on n’arrive jamais à en finir de rien, comme disait Deleuze (…) ce monde où la chaîne des responsabilités est si complexe qu’il paraît futile de s’en prendre à George Bush ou à Nike".
Mais Jameson est encore plus subtil : de ce triangle narratif formé par le détective, la victime et le meurtrier, il parvient à montrer en s’appuyant sur Videodrome qu’il ne s’agit pas forcément d’un schéma statique : "dans Videodrome, la catégorie de personnage individuel se modifie, car c’est une collectivisation des fonctions individuelles aussi absolue que possible qui est visée : non plus une victime individuelle mais tout le monde ; non plus un méchant individuel, mais un réseau omniprésent ; non plus un détective individuel investi d’une mission particulière, mais plutôt quelqu’un qui se retrouve là-dedans par erreur, comme ç’aurait pu arriver à n’importe qui."
Plus fort encore, selon Jameson on voit dans Videodrome les trois positions de détective, de victime et de méchant "changer systématiquement de position et, dans la dynamique de leur rotation, fusionner progressivement les unes avec les autres (…) les acteurs physiques demeurent en un sens ‘les mêmes’, tandis qu’au-dessous leurs fonctions actantielles changent sans cesse."
Au premier abord donc, La totalité comme complot pourrait n’être qu’une très stimulante lecture d’œuvres cinématographiques américaines des années 70 et 80. Mais ça n’est pas le cas. (la suite la prochaine fois)
(waow, le cliffhanger de folie !)


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