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"Les entretiens infinis", avec Jean-Pascal Dubost, 6

Par Florence Trocmé

Entretien infini n° 6 avec Jean Pascal Dubost  
La question du « compost »

Poezibao : Le compost ? Dis-moi, je sais que tu le pratiques dans ton jardin et je pense que c’est aussi une part de ton fonctionnement intérieur, si ça t’inspire, j’aimerais t’entendre là-dessus. Et peut-être de ce fait, parler de l’indispensable arrière monde que tu évoquais au début de nos entretiens, l’arrière-monde de lectures et de confrontations aux œuvres, Rabelais, Villon, Montaigne, Rutebeuf, Du Bartas, et les modernes, etc. J’aime bien le pot-pourri aussi… voir le composite des sources et des influences, des nourritures. Et aussi, mais c’est sans doute une autre question, sur laquelle on a déjà travaillé, ton travail avec les mots : comment tu les collectes, comment tu les serres, comment tu les utilises (parle nous de tes carnets, encore). 
Jean-Pascal Dubost : tout ce que je fabrique en poésie est directement lié à l’expérience de vivre. La forme du poème en bloc est née à la suite de ma fréquentation d’une fonderie d’art en friche, qui a donnée Fondrie. Un tournant. Mais le poème n’est pas que bloc formel, il y a la fabrication intra-formelle, pour ce, j’utilise effectivement la technique du compost, en jardinier fabriquant lui-même son compost. Fabriquer son compost, c’est faire pousser de la terre, et la chose me réjouit grandement dans le sentiment de me placer minusculement dans le cours de la chaîne cosmologique, et si créer du poème participait de la même intention et du même geste ? Car depuis le commencement de la terre, végétaux et animaux meurent puis se désagrègent puis se décomposent puis se transforment en sels minéraux (les végétaux) et en éléments simples (les animaux). Ces avant-derniers forment l’humus, qui enrichissent et nourrissent la terre et la renouvellent, chaque cycle de terre s’enrichit du cycle précédent, c’est pour cela que compostant, je me sens infimement grand. Composter, ça n’est pas balancer ses déchets sur un tas et attendre que ça se décompose tout seul, ça se pense, ça s’élabore avec patience, ça se travaille, parfois même ça préoccupe, ça réveille la nuit, comme l’écriture d’un poème. Presque tout se recycle dans le compost, ce qu’on appelle les déchets organiques (déchets végétaux et déchets animaux - en faible quantité cependant ces derniers). Il y a deux techniques de compostage, le compostage à chaud et le compostage à froid, chacun a ses avantages et inconvénients, je pratique le second, moins accaparant en temps de fabrication, mais plus long à faire mûrir. Alors, il s’agit d’élaborer des couches avec les feuilles de chêne (longues à se décomposer si on ne les broie pas), les feuilles de fruitiers, les tontes de pelouse, la paille, le foin, du fumier, les déchets du jardin (tiges coupées, plants arrachés etc.), déchets de table (épluchures, restes de repas, coquilles d’œufs…), la liste serait longue, et tout bon jardinier sait bien ça. Il s’agit surtout dans la pratique des couches de bien alterner les déchets produisant de l’azote (fanes de légumineuses, orties jeunes, tontes de pelouse, fientes, fumier de bovin décomposé, voire le grand pipi sur le compost etc.) et les déchets produisant du carbone (feuilles de chêne, d’érable, paille de blé…), il faut travailler à un bon équilibre ; certains déchets présentant un taux équilibré de carbone et d’azote (C/N) (le fumier de cheval, les pseudo mauvaises herbes, le marc de café, les orties âgées). Voilà, il faut élaborer des couches et ensuite régulièrement retourner tout ça quand le tas de compost a atteint sa température maximale pour mélanger, brasser, aérer, favoriser l’aérobie (le compost a besoin d’air pour se décomposer). Le principe est de susciter la création d’une infinie quantité de micro-organismes décomposeurs (levure, champignons, vers rouges, bactéries, larves…) qui vont créer un humus fertilisant. Personnellement, j’arrose mon compost de purin d’orties pour activer la fabrication du compost ou l’azoter si nécessaire.
 
C’est une complexe élaboration qui m’a donné bien des idées sur la fabrication du poème, que je pense en couches successives : de niveaux de langue, de registres de langues, de passé et de présent de langue, de citations, tantôt exposées, tantôt camouflées, etc., mélangeant tout ça à l’écriture, et brassant au travail de récriture. Car c’est ainsi que je fabrique l’intérieur de mes blocs (l’intra-formel), récupérant tout, ne jetant rien, tout étant possible (certaines choses en petites quantités), je récupère dans mes divers carnets les diverses choses dont j’ai besoin pour faire chauffer le poème, ou l’aérer, espérant qu’il donnera quelque fertilisante matière. J’ai mon alignée de carnets devant moi, et selon que j’ai besoin d’azote ou de carbone, d’une expression populaire, d’un mot ancien, d’un terme entendu à la radio etc. je prends celui-ci ou celui-là. Il y a une part d’instinct. J’aurais par moments tendance à dire que presque rien n’est de moi, dans mes poèmes, mais, a contrario de ceux qui écrivent sans avoir rien écrit (les cut-upeurs, les sampleurs…), il me semble, que dans le même temps tout est de moi au sens où j’interviens personnellement dans le processus, et que chaque poème est un petit « je » en constant renouvellement. Je voudrais que mes poèmes soient des petits tas de monde, je voudrais, j’entends bien, car ne suis pas sûr d’y parvenir. Je m’y efforce en tout cas dans le manuscrit que je travaille actuellement (« Et leçons et coutures »). Que le poème soit un petit tas vivant dans lequel des micro-significations travaillent lentement afin d’élaborer du sens, que le poème soit un petit tas vivant. 
©Florence Trocmé et Jean-Pascal Dubost


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