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ARISTOTE AUJOURDH’HUI III. Éloge de l’amitié civique

Publié le 02 septembre 2010 par Jlaberge
Et je crois qu'en matière de philosophie naturelle, on ne peut rien dire de plus absurde que ce qu'on appelle maintenant la Métaphysique d'Aristote, ni de plus opposé au gouvernement que ce qu'il dit dans ses Politiques, rien de plus ignorant qu'une grande partie de son Éthique.Thomas Hobbes
Dans le précédent billet, j’ai fait valoir que chez Aristote l’amitié est indissociable de la justice, qu’elle lui est supérieure en ce sens qu’elle va plus loin que la justice en la parachevant. À ma connaissance, le texte le plus judicieux est celui que l’on trouve dans l’Éthique à Eudème, ouvrant le livre sept. Pour le bénéfice de mes amis lecteurs, je cite au long le passage en question.
Qu’est-ce que l’amitié, qu’elle est son espèce, qu’est-ce qu’un ami, amitié se dit-il en un ou plusieurs sens et, dans ce dernier cas, en combien de sens, encore, comment faut-il traiter un ami et qu’est-ce que la justice dans l’amitié, voilà qui ne mérite pas moins l’examen que ce qui est beau et désirable dans le domaine des caractères.Car l’œuvre de la politique consiste surtout, de l’avis général, à engendrer l’amitié, aussi dit-on que la vertu est utile, car il est impossible à ceux qui sont injustes les uns envers les autres d’être amis entre eux. De plus nous disons tous que la justice et l’injustice se manifestent principalement à l’égard des amis (et on reconnaît que le même homme est à la fois bon et ami, et l’amitié, un type de disposition d’ordre moral), et qui voudra faire que les hommes ne se traitent pas avec injustice en fera des amis les uns des autres, car les vrais amis ne se traitent pas avec injustice. Mais également, s’ils sont justes, ils ne se feront pas tort; c’est donc la même chose ou à très peu près que la justice et l’amitié. En outre, on admet qu’un ami compte par les plus grands biens, et que l’absence d’amitié et la solitude sont vraiment ce qu’il y a de plus terrible parce que la vie toute entière et l’association volontaire ont lieu avec des amis, puisque nous passons nos journées avec nos proches, notre parenté, nos camarades ou alors avec nos enfants, nos parents ou notre épouse. Et les actes privés de justice posés à l’égard d’autres personnes sont régis par les lois et ne dépendent pas de nous. (Éthique à Eudème, Livre VII, 1234-1235a)
Puisque ce qui précède paraît litigieux, il convient de revenir sur ce point afin d’éclairer plus avant les relations entre la justice et l’amitié, deux excellences.
Pour nous, en effet, qui dit justice, dit impartialité. La justice semble donc exclure l’amitié (ou l’inimité), la justice devant faire abstraction, entre autres choses, des relations amicales (ou inamicales) puisqu’elle se doit d’être sans parti pris, neutre. L’idée principale que véhicule la justice, du moins concernant la justice dite «distributive», veut qu’il faille rendre à la personne ce qui lui est dû.
«En ce qui concerne la justice distributive, écrit Aristote, tout le monde est d’accord pour qu’ils doivent se faire selon le mérite de chacun; toutefois, on ne s’accorde pas communément sur la nature de ce mérite.» (Éthique à Nicomaque, V, 6, 1131a 25).
Sur quoi repose en fait le mérite? Voilà bien une question fort complexe qui se trouve au cœur du concept de justice. Il semble en effet que plusieurs critères interviennent et il paraît difficile de n’en retenir qu’un seul. Les capacités, les besoins. les talents, l’effort entre autres semblent rivaliser d’importance dans la détermination de ce que l’on doit à quelqu’un. Karl Marx optait pour les critères des capacités et des besoins lorsqu’il écrit : «De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins !» (Critique du programme de Gotha (1875)).Dans une société juste, c’est-à-dire dans une société communiste, selon Marx, la distribution des biens s’effectuerait sur la base des capacités et des besoins des gens. Qu’en est-il de ceux et celles qui refusent d’exercer leurs capacités ? Mais la question redoutable reste celle de définir ce qu’est un «besoin», car le besoin de l’un est le superflu d’un autre. Marx reste muet sur ces questions cruciales affirmant que dans l’avènement d’une société parfaitement communiste, toutes ces questions auront leur solution...
Le libéral John Rawls opta de son côté pour le critère du besoin. C'est du moins ce qui ressort si on en juge de par le second des deux principes de justice – le principe dit de différence – sur lequel, selon Rawls, les contractants devraient tomber d’accord dans la fameuse position originelle sous le voile d’ignorance. Le principe de différence affirme en effet qu’il est juste d’accepter les inégalités s’ils sont à l’avantage des plus démunis. Clairement, donc, Rawls rejette le critère de justice selon le mérite au profit de celui selon les besoins (des plus démunis).
Pour Aristote, la justice, il va de soi, est d’abord une vertu, une excellence (aretè). En tant qu’elle est relative aux personnes vertueuses, la justice paraît individuelle. En tant toutefois qu’elle concerne la conformité aux lois, la justice est aussi pour ainsi dire collective. Agir selon ce que la loi prescrit est juste parce que «la loi ordonne à la fois des actes de courage et des actes de tempérance, et de façon générale tout ce que nous attribuons aux vertus.» (La grande morale, 1193b 2 ; voir aussi Éthique à Nicomaque, livre V, 1129b 20-30) Les lois visent donc à contraindre les citoyens à la vertu car, sans elles, les citoyens ne développeraient pas de bonnes habitudes (vertus) (voir Éthique à Nicomaque, livre X, 1179b 30-35). C’est la justice au sens politique du terme. La justice politique vise à assurer de bonnes relations les uns avec les autres. C’est ici que la justice rejoint l’amitié.
Il n’y a pas de doute que la justice politique d’après Aristote est de nature «téléologique». Elle concerne le mérite qui revient à chacun. Qu’est-ce donc au juste qui revient à chacun ? Cela dépend de ce qui est distribué. On ne donnera pas par exemple des flûtes à tout le monde, mais uniquement à ceux et celles qui peuvent s’en servir adéquatement, c’est-à-dire faire de la musique. Eux seuls méritent les flûtes car, celles-ci, sont conçues en vue de produire de la musique (telos). La juste distribution dépend donc essentiellement de ce en vue de quoi les choses distribuées sont conçues. Pour Aristote, toute autre distribution basée sur un critère autre que l’habileté à jouer de la flûte serait injuste. Ainsi, le bon législateur ne donnera pas les flûtes à ses amis simplement parce que ce sont ses amis, mais parce que ce sont de bons joueurs de flûte (si c’est le cas). Il ne donnera pas non plus les flûtes à tout et un chacun parce que l’égalité de tous le prescrit. C’est le point de vue libéral («démocrate», dans le vocabulaire d’Aristote) qui est foncièrement égalitarien. Pour un libéral, l’égalité est sacro-sainte, tous ayant droit de recevoir une flûte, sinon il s’agit de privilège injuste.
Tous, autant que nous sommes, avons un droit égal à l’éducation. Ce bien ne saurait être le privilège de certains plus aptes à s’instruire. Sur ce point Aristote serait d’accord car «Tout homme, par nature, désire connaître» (Métaphysique, livre I). Encore une fois ici, Aristote se démarque du point de vue libéral par la téléologie en ce que, pour lui, le droit à l’éducation pour tous est fondé sur le but ou la finalité de l’être l’humain, à savoir que le bonheur de chacun dépend entre autres choses qu’il soit éduqué. Le bon législateur doit donc veiller à l’éducation de chacun.
Doit-il également assurer l’éducation religieuse de tous? Il tient comme à la prunelle de ses yeux la justice politique, c’est-à-dire le bien commun, à savoir le bonheur de chacun. Or, le bonheur de tous consiste dans l’exercice de la vertu. Le législateur s’assurera de savoir que l’éducation religieuse constitue une éducation à la vertu. Si tel est le cas, chaque citoyen devrait recevoir une telle éducation.
Dans un cadre libéral comme le nôtre, le législateur procède autrement. Son objectif premier n’est pas le bonheur des citoyens, mais le respect des droits de chacun. À cet égard, le respect du droit à la liberté de conscience et de croyance commande l’interdiction de tout enseignement religieux confessionnel car ce type d’enseignement brime le droit en question. Prenons bonne note que le point de vue libéral met entre parenthèses la finalité de l’éducation religieuse puisque ce qui importe ou ce qui doit être pris en compte c’est le respect du droit à la liberté de conscience et de croyance.
Le mode de pensée libérale roule sur ce genre d’oblitération et d’esquive, on le réalise que trop rarement. Mettant entre parenthèses la finalité des choses, déplaçant la question litigieuse sur le terrain des droits, le penseur libéral plaide alors pour la neutralité. Ce procédé est fallacieux et devrait figurer parmi la liste des sophismes à éviter.
Thomas Hobbes, à qui l’on doit la citation mise en exergue, rejetait la pensée aristotélicienne comme étant un tas d’absurdités et d’immondices. Ce libéral, auteur du Léviathan, pose au départ, contrairement à Aristote, que «chacun est l’ennemi de chacun» dans leur état naturel. Nous serions entrés en société, nous dit Hobbes, par pur intérêt de survie puisque dans l’état de nature «la vie humaine est solitaire, misérable, dangereuse, animale et brève.» (Léviathan, livre I, 13). Le penseur libéral tient mordicus à ce mythe d’un soi-disant «état de nature» qui aurait précédé la vie en société, car il lui faut asseoir de manière immuable et inaliénable l’existence des droits de la personne que tout gouvernement doit reconnaître et respecter. Sérieusement : qui, sinon Hobbes, tient des propos absurdes ? Tout donne raison à Aristote : l’être humain vit d’abord dans des groupes et des communautés, et il est aberrant de penser que nos ancêtres aient vécu solitaire, isolés les uns des autres. Ce mythe libéral est pourtant nécessaire à la pensée libérale qui tient l’individu comme sacro-saint par rapport à la société, de sorte qu’historiquement, l’individu précède la société. On peut retourner contre Hobbes les accusations qu’ils portent contre Aristote.
Il est aussi tout à fait plausible de penser que chacun veuille devenir l’ami de chacun, non pas parce qu’il est égoïste d’être ainsi afin d’assurer sa survie, mais parce qu’il est bon et épanouissant pour soi et pour les autres d’entrer en amitié, c'est-à-dire en société. L’amitié civique commande donc la justice politique.
(à continuer)

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