Le miroir de la liberté absolue
Une introduction au shivaïsme du Cachemire composée en sanskrit par Balajinnâtha Pandita (1916-2007). Voici les deux premiers chapitres :
Chapitre 1 : Histoire
Puisse cet être ineffable,
Suprême et parfait[1] Seigneur,
Plein de puissances,
Être satisfait de moi.
Sa gloire est digne d’être célébrée,
Car il est le dieu
Qui manifeste
La sublime diversité
De cet univers,
(Alors qu’il est lui-même) sans diversité ! 1
Cet ineffable Seigneur suprême
Se divertit
En créant à chaque instant
Le monde entier,
Sans (pour cela) utiliser un (quelconque) matériau
Autre que lui-même.
Grâce à sa puissance,
Il fait exister toute chose
Comme un reflet (dans un miroir),
Sans souffrir nulle modification.
Et, manifestant cet univers
Pareil à l’illusion d’un songe
Parce qu’il n’est qu’une construction imaginaire[2],
La majesté de son absolue liberté
Apparaît dans (toute) sa gloire. 2-3
Puisse t-il me révéler
Le secret de tous les enseignements sacrés,
Lesquels ne sont que la forme (qu’il)
Assume par jeu,
Et ceci malgré leur complexité
Déterminée par les différents degrés
De compétence (des êtres auxquels ils s’adressent). 4
Cet amusant traité sur le shivaïsme
Est composé pour faciliter la compréhension
De ceux qui aiment le Seigneur suprême,
Mais qui sont incapables (de comprendre)[3]
Les traités (pour autant qu’ils) paraissent insondables. 5
Les traités shivaïtes ont été introduits
A trois reprises dans le monde des hommes.
Le (shivaïsme) dualiste a été introduit par Amardaka.
Le (shivaïsme) à la fois dualiste et non-dualiste l’a été par Shrînâtha. 6
Quant à l’enseignement du shivaïsme non-dualiste,
Le soleil que fût le parfait Tryambaka l’a reçut méthodiquement
Et avec (tous) ses secrets de la bouche
Pareille à un lotus du sage Durvâsa[4]. 7
Le fils de la seizième génération
Des descendants de (Tryambaka) s’appelait Sangama Âditya.
Alors qu’il était en pèlerinage,
Il alla s’installer dans le beau royaume du Cachemire. 8
Naquirent dans sa famille
Des maîtres célèbres de la tradition.
Le quatrième, Somânanda,
Composa la Vision de Shiva. 9
Puis son disciple Utpaladeva
Composa des œuvres comme la Reconnaissance du Seigneur.
Le disciple de son disciple, Abhinavagupta,
Expliqua tous ces traités. 10
En outre, il est l’auteur de plusieurs œuvres brillantes
Telles que la Lumière des tantras, etc.
Plusieurs de ses disciples, directes ou non, 11
Ainsi que d’autres hommes accomplis
Tels que les maîtres Vasugupta, Kallata, etc.
Composèrent des traités et des commentaires nombreux,
Preuve manifeste de leur compassion. 12
Après avoirétudié ces discours
Et les avoir médité intensément encore et encore
A l’aide de mon entendement,
J’ai entendu le profond principe
De la bouche de (mon) maître sublime
Et j’ai alors composé (ce) traité. 13
Chapitre 2 : Le Seigneur
La liberté souveraine (svâtantrya) est le principe de tout bonheur.
La racine de tout malheur est la dépendance.
Seule l’indépendance est capable
De procurer à la fois jouissance et délivrance. 1
Le Seigneur suprême indépendant
Est le Soi de tout.
Il est donc toujours évident/ de lui-même établi.
Quant à la lumière des traités, elle a pour finalité
D’élucider les ténèbres de ce voile qu’est la confusion. 2
Tout ce qui est prouvé en ce monde
L’est grâce à la majesté de la Lumière consciente.
Mais cette Lumière consciente est toujours évidente/ spontanément établie de par sa propre majesté,
Car elle est le fondement de toute preuve. 3
De même qu’un cristal transparent
N’est devient pas bariolé
Par les formes qui se reflètent en lui,
De même la Lumière consciente, limpide,
Ne subit aucune différenciation
De part la manifestation réelle (prakâshamâna) de la multiplicité des choses. 4
(Cependant) un cristal est privé de conscience.
Il ne peut prendre conscience d’un autre,
Par quoi il prendrait conscience de sa propre existence.
(Au contraire), la Lumière consciente prend sans cesse conscience
D’elle-même, car c’est-là son essence. 5
La Lumière consciente, (une fois) privée de son essence
Qui est de prendre conscience, ne serait plus une Lumière consciente.
De même, une conscience privée du (pouvoir de se) manifester
Abandonnerait sa propre existence. 6
Lumière et conscience sont deux noms conçus pour une même réalité,
Afin d’aider à la compréhension.
(En réalité), ils sont inséparables,
Ils se constituent mutuellement. 7
Le Soi est conscience,
(C’est-à-dire) la parfaite fusion de ces deux aspects (Lumière et conscience).
Il est évident et indépendant dans toute connaissance et toute action.
Qui pourrait le nier, et comment ? 8
Cette (conscience) est le Seigneur suprême
Parce qu’elle est indépendante.
Elle se manifeste de par sa nature même.
Et sa manifestation (samucchalana)
Est l’univers, depuis Shiva jusqu’à la Terre. 9
Et qui peut dire clairement
Sa souveraineté absolue et son indépendance,
Et comment ?
Les êtres accomplis l’ont suggérée au mieux en ces termes :
Une vibration, une ivresse, une fulgurance. 10
Elle est un désir (ruci),
Comme un mouvement immobile,
Un ébranlement intérieur.
Se reposer dans cette (ivresse),
Tel est la suprême félicité du Grand Seigneur. 11
Sans elle, le Grand Seigneur
Serait comme un roc[5] solitaire
(Enfermé dans son unité).
Qui alors, pourrait déterminer s’il existe ou non ? 12
Extrait de Svâtantryadarpana
[1] En plénitude, au sens fort du terme (pûrna).
[2] « dont le corps (kula) est fait de constructions mentales dualistes ».
[3] Litt. « dont le destin (gati) n’est pas de (comprendre) ».
[4] TryambakaÂditya est comparé à un soleil qui par la splendeur de sa vertu a fait s’ouvrir le lotus qu’est la bouche de Durvâsa. Autrement dit, il a réussi à le convaincre de lui révéler les arcanes du shivaïsme.
[5] Immuable comme une enclume (kûtastha). Remarquons que cette expression est employée dans les autres non dualismes pour désigner au contraire le caractère immuable, permanent, de l’absolu.