En 1906, l'auteur socialiste Upton Sinclair publiait La jungle, une puissante
révélation des conditions brutales auxquelles faisaient face les travailleurs immigrants des parcs à bestiaux de Chicago, de la saleté dans laquelle était produite la viande destinée aux consommateurs américains et de la corruption et de la cupidité des barons du conditionnement de la viande. Le roman a eu un impact spectaculaire, devenant rapidement un succès de vente. La jungle, écrivait Jack London, contemporain de Sinclair, « représente c'est qu'est réellement notre pays, le refuge de l'oppression et de l'injustice, un cauchemar de misère, un enfer de souffrance, un enfer humain, une jungle de bêtes sauvages ».
Le tollé populaire était tel que le président Theodore Roosevelt et le Congrès avaient rapidement passé la Pure Food and Drug Act de 1906, une importante réforme de l'ère progressiste.
Les normes du travail et de la santé des consommateurs n'ont jamais été suffisamment sévères pour mettre fin aux mauvais traitements infligés aux travailleurs ou à la commercialisation des viandes avariées, mais aujourd'hui, un peu plus de 100 ans plus tard, les restrictions qui avaient été imposées à la quête du profit de l'industrie agroalimentaire ont pratiquement disparu. Le rappel massif d'oeufs et de charcuteries cette semaine a levé le voile sur la production de nourriture aux Etats-Unis dans des ateliers de misère durs et insalubres.
Plus d'un demi-million d'oeufs potentiellement infectés par les salmonelles, contaminés probablement par des excréments de rongeurs, a fait l'objet d'un rappel dans plusieurs Etats à travers le pays. Les oeufs ont été produits par deux compagnies de l'Iowa, Wright County Egg et Hillandale Farms.
Mille trois cents cas d'empoisonnement aux salmonelles (qui cause la nausée, des vomissements, la diarrhée et, dans les populations vulnérables, la mort) ont été rapportés. Le nombre véritable de cas pourrait être 40 fois plus élevé en raison de nombreux cas qui ne sont pas rapportés.
Mardi, 192 tonnes de charcuteries produites par le plus gros producteur de viande au monde, Tyson Foods, ont été rappelées des magasins Wal-Mart à la grandeur du pays. La viande était probablement contaminée par la listeria, une souche de bactérie qui entraîne la nausée, des maux de tête et des maux de cou, et la listériose, une maladie potentiellement mortelle.
Les contaminations de cette semaine ne sont pas que de simples accidents. Elles sont la conséquence de la déréglementation constante de l'industrie américaine depuis trente ans. Soutenant que la paperasserie du gouvernement nuit à la « main invisible » du « libre marché » capitaliste, chaque administration démocrate et républicaine depuis Jimmy Carter a poursuivi le démantèlement des normes et des organes de contrôle de la réglementation sur la sécurité, l'environnement et les finances.
Le résultat est une catastrophe sociale. De la crise financière qui a éclaté suite à l’escroquerie incontrôlée des grandes banques, jusqu’au mépris des règles de sécurité et environnementales qui a mené au désastre de BP, en passant par l’empoisonnement de l’approvisionnement alimentaire, la population américaine est à la merci des intérêts de la rapacité des entreprises. Cette année a vu le désastre minier le plus meurtrier depuis quatre décennies à une mine appartenant à AT Massey en Virginie occidentale qui avait à maintes reprises trouvée coupable d’avoir violé les règles de sécurité et de santé.
Dans tous ces cas, la criminalité des entreprises joue un rôle majeur : les malfaiteurs sociaux exploitent brutalement les travailleurs et, en connaissance de cause, inondent le marché de biens défectueux et dangereux. Ils le font en toute impunité, car ils bénéficient de la collaboration des agences gouvernementales dont le rôle prétendu est de les réguler.
Cas typique, le propriétaire de Wright County Egg, Austin « Jack » DeCoster, qui a un long dossier de violations liées au travail, à la santé et à l’environnement. En 1996, DeCoster a dû payer 2 millions de dollars pour ce que le secrétaire du travail de l’époque, Robert Reich, a appelé « certaines des violations de travail les plus atroces que j’ai vues ». Les violations à « l’atelier de misère agricole » de l’Iowa, a dit Reich, comptait des travailleurs forcés « de vivre dans des roulottes (caravanes) infestées de rats et de manipuler du fumier et des poulets morts avec leurs mains nues ».
En 2001, DeCoster s’est entendu hors cour pour payer 1,5 million dollars suite à une plainte de la Equal Employment Opportunity Commission qui établissait que son entreprise avait soumis 11 travailleuses mexicaines sans-papiers à un « environnement de travail sexuellement hostile », incluant viol et agression sexuelle par leurs superviseurs. DeCoster est reconnu pour payer des salaires de misère et pour exploiter impitoyablement les immigrants sans papiers.
Des vidéos sur Youtube montrant les fermes de production d’oeufs appartenant à DeCoster, ainsi que des lignes d’assemblages similaires appartenant à d’autres que lui, montrent des poules entassées dans des cages avec des cadavres d’oiseaux morts en décomposition.
De telles conditions ne sont pas l’exception, mais la règle. « Il n’y a pas d’exigences pour l’inspection de presque toutes les sortes de ferme d’élevage. Il n’y a pas d’exigences pour inspecter les dindes, ou les poulets, ou les cochons, ou les vaches », a dit Darrell Trampel, un vétérinaire de volailles et un chercheur spécialiste à l’université de l’état d’Iowa, à Food Safety News. « Ce n’est tout simplement pas une exigence réglementaire dans ce pays ».
Même lorsque des inspections sont officiellement requises, la véritable supervision et la mise en application des règlements sont pratiquement inexistantes. L’agence de l’alimentation et des médicaments (en anglais The Food and Drug Administration, FDA), ayant vu son budget être réduit de moitié dans la dernière décennie, a un inspecteur pour 350 établissements de production alimentaire.
Un récent rapport provenant du Bureau de l’inspecteur général relié au Département des services humains et de la santé a trouvé que depuis cinq ans plus de la moitié des établissements alimentaires américains n’ont pas été inspecter une seule fois par la FDA, l’agence fédérale créée après la publication de The Jungle. Même dans les cas où la FDA a trouvé des violations, elle a rarement pris des mesures, incluant pour les firmes ayant un passé de violations.
La FDA n’a même pas l’autorité nécessaire pour ordonner des rappels lorsqu’elle découvre des aliments contaminés. Dans l’esprit de l’« autorégulation », elle ne peut que demander que la compagnie en question émette volontairement un rappel.
Le résultat est que, chaque année, environ 81 millions d’Américains deviennent malades, 300.000 doivent être hospitalisés et 9000 meurent en raison d’aliments contaminés, selon le Centre pour la prévention et le contrôle des maladies.
L’empoisonnement de dizaines de millions de consommateurs est directement lié aux conditions de travail brutales présentes dans les usines de production alimentaire. Jurgis Rudkus, l’immigrant lituanien qui est le protagoniste de The Jungle, a été remplacé dans les usines d’aliments d’aujourd’hui par les centaines de milliers d’immigrants du Mexique et de l’Amérique centrale.
Chaque année, un nombre inconnu de travailleurs sont blessés et mutilés au travail, souvent la conséquence de mouvements répétitifs de coupes à l’aide de couteaux aiguisés. Ces blessures sont souvent cachées par les médecins des compagnies. Comme le Bureau des responsabilités du gouvernement l’a indiqué en 2005, l’agence de la santé et de la sécurité au travail (en anglais Occupational Safety and Health Administration, OSHA) n’a pas de normes spécifiques qui permettent à l’OSHA de citer en exemple des employeurs pour des conditions dangereuses ni même les moyens « d’estimer la vitesse appropriée à laquelle les chaînes de montage de boucheries industrielles
doivent opérées. » Mais, contrairement à l’époque de Sinclair, les horreurs d’aujourd’hui dans l’industrie alimentaire créent à peine des murmures dans les médias ou dans n’importe quelle section de l’establishment politique. Le dernier empoisonnement de masse n’a pas eu comme conséquence la suggestion que de nouvelles réformes pour contrôler l’industrie alimentaire devaient être mises en place.
La nouvelle réglementation sur la production des oeufs qu’a récemment mis en place l’administration Obama n’améliorera en rien la situation actuelle. Il est signicatif qu’en vertu de ces nouvelles règles, la vaccination des poulets contre la salmonelle ne soit pas obligatoire. C’est pourtant une mesure reconnue pour avoir réduit les cas de salmonellose de 95 pour cent en Grande-Bretagne chez l’humain.
L’élite financière et du monde des affaires n’a jamais exercé comme aujourd’hui une puissance aussi arrogante et si peu contrôlée. L’absence d’une intelligentsia libérale favorable aux réformes comme celle qui existait dans les premières décennies du siècle précédent va de pair avec la croissance colossale de l’inégalité sociale et la concentration de la richesse au sommet de la pyramide sociale, ainsi qu’avec le long déclin, de plus en plus rapide, de la position sociale de la classe ouvrière.
La bureaucratie syndicale a joué un rôle clé dans ce processus. La trahison par les syndicats de maintes luttes des travailleurs du secteur de l’alimentation, et leur capitulation devant les actions anti-syndicales, les diminutions de salaire et les accélérations de cadence, ont mené à la réapparition de conditions de travail de misère comme celles que décrivait Sinclair il y a un siècle.
Ces horreurs sociales sont enracinées dans le système capitaliste lui-même. La société de masse moderne, dans laquelle des milliards de personnes à travers le monde sont liées dans un réseau complexe de production, de distribution et de consommation, est totalement incompatible avec un système dans lequel les principaux leviers de la vie économique sont du domaine privé et utilisé pour favoriser l’accumulation d’une immense richesse pour l’aristocratie financière et du monde des affaires.
Les pratiques socialement destructives des compagnies privées ne seront arrêtées que par les travailleurs prenant les choses en main. La classe ouvrière doit directement défier la propriété, la prérogative et la puissance de l’élite financière et mettre fin à sa domination sur la société. La classe ouvrière doit s’organiser comme une force politique indépendante, unie derrière un programme socialiste qui comprendra la nationalisation des géants de l’industrie de l’alimentation et de l’industrie agro-alimentaire sous le contrôle démocratique de la population travailleuse.
Vendredi 3 Septembre 2010- Alterinfo