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Crime et compassion

Par Thibault Malfoy

Au Moyen-Âge, faire amende honorable consistait pour un condamné à mort à demander pardon à ses semblables avant de s’en remettre à la justice divine pour le jugement de son crime et de son âme. Dans le roman d’anticipation de Julien Capron, il s’agit de purger une peine de probation au cours de laquelle, par une rééducation inhumaine et totalitaire, le prisonnier est censé prendre pleinement conscience de sa culpabilité et demander pardon à la société, jusqu’à demander lui-même à être exécuté, la mort étant seule capable de l’absoudre de son crime, en fait de le délivrer de l’ignoble supplice qu’est devenue la justice des hommes.

Pour un premier roman, Amende honorable ne manque pas d’ambition : écrire dans le sang des condamnés la satire d’une société qui, pour avoir survécu aux déchirements fratricides d’une guerre civile, est prête à diluer son éthique dans toutes les compromissions pour purger la cité du mal qui fait vaciller ses fondations. On le voit, la fable n’est pas seulement politique, et – contre les échos médiatiques des dernières Présidentielles – fait résonner les voix plus profondes de la conscience et de la foi, du pardon et de la rédemption.

À l’image de Capitale, cité monstre du futur, la satire s’étage à tous les niveaux de la société : politique, judiciaire, médiatique, policier, carcéral, etc., et fournit au lecteur une vision panoptique de ce sombre avenir que notre présent inspire visiblement à l’auteur (même si par ailleurs il se défend de toute charge anti-Sarkozyste). La force du livre est d’être un texte polyphonique, une mosaïque de personnages qui incarnent des valeurs différentes et campent des positions dispersées autour du débat de l’amende honorable et plus largement de la question des libertés. À l’instar du débat télévisuel concluant la campagne présidentielle qui se joue à la fin du livre, et de l’issue de laquelle dépend le sort de la République, chaque personnage a le droit de se justifier durant un temps de parole équitable, sans qu’aucun jugement n’émane directement de l’auteur. En découle une pluralité de voix qui partagent avec le lecteur leurs motivations et leurs convictions, afin qu’il puisse saisir les dilemmes moraux auxquels les personnages sont confrontés, soit une galerie de portraits profondément habités par l’auteur, qui réussit à faire passer dans la narration la manière de s’exprimer propre à chacun.

Si à aucun moment l’auteur ne se permet de juger l’un de ses personnages, il est cependant clair, par l’empathie qu’il sait générer à propos de certains d’entre eux, qu’il se place du côté de la justice, et non de la vengeance, du droit, et non de la force, de la clémence, et non de la répression, de la confiance enfin, et non du cynisme. Ainsi, dans la perspective de la problématique rédemption de l’âme humaine, se redéfinissent les contours d’une morale chrétienne centrée sur sa valeur cardinale : le pardon, et potentiellement la grande force et la (seule) faiblesse du roman. Ainsi, les plus belles pages du livre sont celles qui livrent le lyrisme poignant d’un condamné à mort dont le seul crime aura été d’aimer une égoïste, ou d’un gouverneur de forteresse chargé de l’application de l’amende honorable que sa foi lui fait tenir en horreur : on touche dans ces pages à quelque chose de proche du sublime, en ce sens où les tourments de l’âme sont transcendés par un noble sentiment, d’autant plus noble qu’il est trempé dans la tristesse et le désespoir les plus sombres. Que cela soit l’amour ou la compassion, ce sentiment élève et déplace les conflits personnels sur une échelle des valeurs plus éthérée, à l’aune de laquelle tout jugement est avant tout compréhension. Mais ce haut sens moral que l’auteur entend défendre entre parfois en dissonance avec le reste du texte, comme par exemple dans le débat télévisuel entre politiques, trop consciencieux et appliqué par moments pour ne pas sentir le prêche boy scoot trop peu pragmatique pour être réaliste. Et pourtant cela passe, car – même quand la tension entre le sens moral et la triste réalité est maximale – l’auteur en est toujours conscient et atteint le juste équilibre par le point de vue d’un autre personnage. L’exercice reste maîtrisé.

La maîtrise est surtout une maîtrise de la langue : Julien Capron écartèle si bien cette dernière qu’il en fait naître une nouvelle, la sienne propre, élégante et contournée, aussi délicate par moments qu’archaïque par d’autres, répondant à une syntaxe et à un rythme particuliers, probables échos de l’expérience théâtrale de l’auteur. Le résultat, pour un premier roman, est impressionnant de cette maturité d’écriture nécessaire pour trouver sa voix. Mais un livre n’est pas seulement une voix, c’est aussi une construction : là aussi, Julien Capron étonne, notamment par des jeux typographiques au service d’un agencement didascalique des niveaux d’écriture, imprimant au texte clarté d’énonciation et (paradoxalement) économie de moyens. Ces jeux sont parfois sollicités pour la construction en parallèle de séquences dont l’intensité appelle un enchaînement rapide. Même si le résultat est parfois improbable, il est souvent plutôt convaincant.

La construction du roman est scandée par les horaires de l’ordre de Cluny, mimant ainsi symboliquement l’unité de temps du théâtre classique et conférant au livre, par la répétition des prières, la grâce propitiatoire des oiseaux noirs, mauvais augures sacrifiés à l’autel de l’espoir. Un grand talent en devenir.

  • Amende honorable, de Julien Capron, Flammarion, 23 €.

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