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Raymond Queneau et ses Exercices de style

Publié le 16 septembre 2010 par Savatier

 Après avoir consacré une chronique à Cent mille milliards de poèmes, il me paraissait indispensable d’évoquer un autre texte majeur de Raymond Queneau, l’un des plus populaires de l’auteur, tout à fait hilarant et qui prouve, s’il en était encore besoin, la virtuosité et l’humour de cet homme de lettres.

Exercices de style fut écrit aux heures sombres de l’Occupation et publié en 1943 dans la revue Messages, animée par Jean Lescure et soutenue par Jean Paulhan dans un esprit de résistance, à laquelle collaborèrent notamment Guillevic, Jean Tardieu, Michel Leiris et Roger Gilbert-Lecomte. Gallimard l’édita dans une version complétée et remaniée en 1947 ; le succès du livre fut tel que de nombreuses rééditions se succédèrent jusqu’à nos jours ; il est actuellement disponible en format de poche (Gallimard, collection « Folioplus classiques », 5 €).

Une fois encore, Queneau travaille à un exercice complexe de recherche. Il s’agit pour lui de s’imposer une forme de contrainte littéraire lui permettant d’écrire 99 fois la même histoire, mais en employant, pour chacune, un genre stylistique différent.

Cette histoire n’a rien que de banal ; le narrateur est le témoin d’une scène insignifiante : dans un bus, il remarque un jeune homme au long cou, coiffé d’un chapeau bizarre entouré d’un galon tressé au lieu d’un ruban. Ce jeune homme a un échange de propos assez vif avec un autre passager auquel il reproche de lui marcher sur les pieds chaque fois qu’un voyageur monte ou descend. Il va ensuite s’asseoir sur un siège devenu libre. Plus tard, le narrateur rencontre le même jeune homme devant la gare Saint-Lazare, en discussion avec un ami qui lui parle d’un bouton de son pardessus.

Comme un musicien compose des variations sur un même thème, l’écrivain livre 99 versions, parmi lesquelles : litotes, métaphoriquement, rêve, anagrammes, alexandrins, ampoulé, comédie, télégraphique, loucherbem, contre-petteries, précieux, etc. En voici trois, la première rédigée comme un prière d’insérer (un jeu d’enfant pour ce membre du comité de lecture de Gallimard), la seconde écrite par le voyageur qui fut exaspéré par le jeune homme (on imagine fort bien Noël Roquevert dans ce rôle), la troisième dans le style vulgaire (et, là, les voix inimitables d’Arletty ou de Raymond Bussières semblent s’imposer).

Prière d’insérer. Dans son nouveau roman, traité avec le brio qui lui est propre, le célèbre romancier X, à qui nous devons déjà tant de chefs-d’œuvre, s’est appliqué à ne mettre en scène que des personnages bien dessinés et agissant dans une atmosphère compréhensible par tous, grands et petits. L’intrigue tourne donc autour de la rencontre dans un autobus du héros de cette histoire et d’un personnage assez énigmatique qui se querelle avec le premier venu. Dans l’épisode final, on voit ce mystérieux individu écoutant avec la plus grande attention les conseils d’un ami, maître ès dandysme. Le tout donne une impression charmante que le romancier X a burinée avec un rare bonheur.

Autre subjectivité. Il y avait aujourd’hui dans l’autobus à côté de moi, sur la plate-forme, un de ces morveux comme on n’en fait guère, heureusement, sans ça je finirais par en tuer un. Celui-là, un gamin dans les vingt-six, trente ans, m’irritait tout spécialement non pas tant à cause de son grand cou de dindon déplumé que par la nature du ruban de son chapeau, ruban réduit à une sorte de ficelle de teinte aubergine. Ah ! le salaud ! Ce qu’il me dégoûtait ! Comme il y avait beaucoup de monde dans notre autobus à cette heure-là, je profitais des bousculades qui ont lieu à la montée ou à la descente pour lui enfoncer mon coude entre les côtelettes. Il finit par s’esbigner lâchement avant que je me décide à lui marcher un peu sur les arpions pour lui faire les pieds. Je lui aurais dit aussi, afin de le vexer, qu’il manquait un bouton à son pardessus trop échancré.

Vulgaire. L’était un peu plus dmidi quand j’ai pu monter dans l’esse. Jmonte donc, jpaye ma place comme de bien entendu et voilàtipas qu’alors jremarque un zozo l’air pied, avec un cou qu’on aurait dit un télescope et une sorte de ficelle autour du galurin. Je lregarde passque jlui trouve l’air pied quand le voilàtipas qu’ismet à interpeller son voisin. Dites-donc, qu’il lui fait, vous pourriez pas faire attention, qu’il ajoute, on dirait, qu’il pleurniche, quvous lfaites essprais, qu’i bafouille, deummarcher toutltemps sullé panards, qu’i dit. Làdessus, tout fier de lui, il va s’asseoir. Comme un pied. Jrepasse plus tard Cour de Rome et jl’aperçois qui discute le bout de gras avec autre zozo de son espèce. Dis-donc, qu’i lui faisait l’autre, tu dvrais, qu’i lui disait, mettre un ottbouton, qu’il ajoutait, à ton pardingue, qu’i concluait.

On le voit, l’auteur joue avec le texte, triture la langue, s’en donne à cœur joie avec la rhétorique, manie, de main de maître le délire verbal, pour le plus grand bonheur de son lecteur. Exercices de style fera d’ailleurs l’objet d’une adaptation théâtrale dès 1949 (mise en scène d’Yves Robert), puis d’une interprétation chantée par les Frères Jacques.

La lecture de cet ouvrage, ludique et érudit, réjouit, comme une chanson de Boby Lapointe, un texte de Pierre Dac ou un roman de Frédéric Dard.

Illustrations : Raymond Queneau - Autobus à plateforme, Photos D.R. 


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