Un roman. Deux voix. Le narrateur et Manon. L’un est professeur, trentenaire, suspectant son père de s’être suicidé, l’autre, une jeune femme violée, traumatisée par la vie.
Tout les oppose aussi : il est issu d’une famille intellectuelle et bourgeoise, elle provient des bas-fonds, racle le sol de café en café. Pourtant, au travers de ces dialogues parallèles, le lecteur percevra rapidement qu’une chose les réunit. Ce qui a de plus élémentaire, d’essentiel, de fondamental dans la vie : l’authenticité.
Dans le récit, la mort rôde autour du narrateur, caresse sa peau en entourant ses chevilles, remonte le long de ses cuisses par touches successives, presse son sexe, le contourne ensuite, pour continuer son avancée, plus haut, plus loin encore, là où elle peut s’affaler sur son buste, plonger dans son cou, avant de percer son cœur et pénétrer ses lèvres entrouvertes pour dévorer son âme.
Si ses sourires sont séduisants, s’il aime sa compagne Laurence, il vivra comme s’il était deux : l’un maintiendra les aspects conventionnels et traditionnels, l’autre glissera avec délectation dans les abîmes de l’enfer.
Le père du narrateur s’étant suicidé, ce dernier, attiré par la mort pour tenter de comprendre ce geste, commencera par fréquenter une série de femmes aux pulsions suicidaires, celles qu’il aime nommer les Suicide Girls.
En buvant leurs paroles, en s’imprégnant de ce qu’elles sont, il tente, tant bien que mal, de se rapprocher de son père, de se glisser dans sa peau afin d’être en mesure de saisir l’état émotionnel qui l’a traversé avant de poser cet acte fatidique.
Qu’est-ce que l’enfer ? Etre en enfer n’est pas nécessairement dû à des actes commis consciemment et volontairement en sachant que c’est mal. L’enfer, c’est tout autre chose. C’est l’absence totale d’amour.
Le jeune professeur vit un véritable enfer. La mort brutale de son père, son incompréhension face à ce suicide le conduit à remonter aux derniers instants de sa rencontre avec lui. Il se souvient d’un homme autoritaire qui n’osait partager ses émotions et ses sentiments, d’un père soucieux de maintenir un climat familial « comme il faut ».
Alors, il se jette à la poursuite de celui-ci. Plus que cela, il court après lui, derrière ce mort qui l’a fuit. En hurlant, à s’en crever sa propre vie, mort d’angoisse, terrorisé d’avoir été abandonné au seuil de sa vie.
Son goût pour les Suicide Girls ne représente au fond q’un cri unique et immense qui cherche à comprendre : « papa, pourquoi m’as-tu abandonné, alors que je t’aime ? »
Quête insensée d’amour par le contact de la mort. Il aura fallu qu’il se noie dans les ténèbres pour décider un jour de vivre. En touchant le fond, son propre fond, il accepte, un jour, d’ouvrir son cœur et d’y laisser pénétrer un filet de lumière : l’amour.
Manon parcourt le roman au coude à coude avec le jeune professeur. Ils ne se connaissent pas. Pas encore.
Si l’auteur réussit à décrire les turbulences du narrateur, il réussira mieux encore : endosser la peau de cette fille.
Souffrant jusqu’à la lie, brisée par des viols successifs, elle traîne dans le couloir de la vie le fardeau qu’est son corps. Son cœur en lambeaux, elle n’a d’autres choix que de se fermer radicalement à tous sentiments. Cadenassant ses émotions dans une attitude de grande gueule et de garçon manqué, elle peut se donner ainsi l’impression de survivre. Non sans mal, car en elle, un oisillon fragile, doux, ne demande qu’une seule chose : être aimé.
Difficile de s’écouter lorsque seule la violence la pénétrée. Alors elle se débat, comme elle peut, en baisant sans amour, en se ruant sur le sexe tout en maintenant le contrôle sur l’autre, cet homme dont elle ne voit plus le visage, mais qui, en le soumettant au plaisir qu’elle lui impose, deviendra un objet de survie. Elle en bouffe du sexe. A en mourir de l’intérieur.
Les rues sales et les mains moites des hommes auront pourtant gardé une chose intacte chez elle : la quête d’amour, d’authenticité.
Tout comme le narrateur.
Ces deux êtres, brisés par la vie, déambulant dans les affres de la mort pour mieux se retrouver, dégagent une luminescence foudroyante. Ils sont comme deux diamants bruts étincelant dans une mine. Etoiles filantes traversant la voie lactée, ils illuminent par contraste le manteau d’ombre étalé sur l’histoire.
Si leurs vies respectives sont parsemées de sexe, de sang, de viols, de suicides, et de crachats, leurs âmes, elles, sont d’une grande pureté. Maintenues intactes. Eblouissantes.
Malgré les blessures, ces deux personnages principaux auront sauvegardé ce qu’il y a de plus précieux en eux, et sans le vouloir, toutes les attitudes dans leur vie n’auront été qu’un bouclier pour qu’on ne le leur vole pas, ce cœur qui bat en eux, et qui ne demande qu’à aimer, vraiment.
Rien de malsain dans ce livre. Rien qui puisse avoir trait avec du voyeurisme ou de la perversité. Seulement un long dialogue intérieur, une prose à l’écriture fine et délicate, qui ouvre ses propres portes.
« Suicide Girls » d’Aymeric Patricot, aux éd. Léo Scheer, 2010.
Voir l’interview avec Aymeric Patricot.
Merci à Aymeric de m’avoir envoyé son roman.
Savina de Jamblinne.