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Rivages du désordre, de Fanny Gondran (par Florence Trocmé)

Par Florence Trocmé

Elle va, le cœur battant, chercher dans la sensation pure, refoulée, au point de l'éprouver (p. 14)

Rivages du désordre, de Fanny Gondran (par Florence Trocmé)
Rivages du Désordre de Fanny Gondran est composé de trois ensembles, une sorte de triptyque, se référant à des temporalités différentes, enfance et adolescence pour les deux premiers, âge adulte pour le dernier. Trois temps en quelque sorte d'une vie, trois expériences marquantes, relatées à la troisième personne.
Le premier récit est consacré à un souvenir d'enfance, autour de la fascination des " grandes " dans la cour de récréation de la petite école villageoise. La petite fille échoue à participer à leur marelle après l'injonction d'une des élèves " Élance-toi ". Revenue en classe porteuse d'un " chagrin fou " (contexte de très grande solitude familiale, qui la rend particulièrement vulnérable), elle récite parfaitement un poème de René Guy Cadou et en éprouve un très profond apaisement : " réciter le poème lui a permis de trouver/retrouver son propre rythme [...] Réciter, lire, écrire, c'est là où elle arpente sans s'élancer " (p. 19)
La deuxième partie de ce premier récit, très prenante, est structurée en courts paragraphes, chacun introduit par " posée là " : la solitude absolue, l'indifférence autour d'elle, " sans balise, sans véritable place, seulement posée là " (p. 26), le récit de son père après qu'elle a risqué de tomber du cerisier où elle cherche à le rejoindre (une chute dramatique du père, enfant, déjà d'un cerisier, l'a rendu sourd). Avec comme un leitmotiv, gris/beige/cendré, couleur d'une jupe, couleur de la chouette Harfang, en contrepoint du " posée là " typographiquement isolé. L'écriture est fluide, précise, avec une grande puissance d'évocation.
Le deuxième texte tourne autour d'un grand blessé de la guerre d'Algérie, un tout jeune homme encore, un certain D. appartenant à une famille ennemie du village (sans doute à la suite d'une dénonciation calomnieuse du père de la narratrice à la fin de la guerre, sur fond de jalousies et querelles de pouvoir ancestrales). D. revient désarticulé, aveugle, en proie à ses souvenirs abominables, hanté par la mort de ses deux camarades tués dans l'embuscade. Sa mère cherche quelqu'un pour l'accompagner en promenade l'après-midi et la narratrice se porte volontaire. Magnifique récit de ces promenades, de cet étrange équipage, de ce qui passe dans le contact des deux corps qui s'étayent pour avancer un peu, de tout ce qu'elle perçoit du drame intérieur de D. par ce contact entre lui et elle. Le récit parvient à conjuguer l'évocation de quelque chose d'extrêmement intime et en même temps à rester dans une certaine distance, reflétant en cela le paradoxe de cet osmose entre D. et la narratrice, à la fois très intimement mêlés dans leur marche et restés dans une forme d'éloignement.
Évoquer une construction en triptyque pour ce livre, c'est aussi se demander quelle est l'importance de ce panneau central....Ce récit pourrait en référer à l'expérience fondatrice pour la narratrice. Et le lecteur pense parfois à Joë Bousquet et Poisson d'Or. Il y a là comme une figure majeure, à la fois présente et absente : " tenir justement pour lui...ce rôle de parleuse... c'est effacer l'éloignement dicté par les autres depuis si longtemps " (p. 47).
Il faut noter l'importance des paysages et de la couleur : " depuis toujours elle arpente infiniment les paysages, sans défaillance ni lassitude. Des pans entiers de ses rêves - mémorisés ou non - y font procession entre mystère et drame. " (p. 75)
La troisième séquence, " De ce qui rôde et se dit " est consacrée à l'entrée en analyse, le choix de l'analyste en fonction de sa voix (dès le premier récit, Fanny Gondran note l'importance extrême des voix pour elle). Elle cherche un lieu, une écoute, une attention.
Le fil conducteur du livre est une sorte de fusion entre intérieur et extérieur, très bien rendue par l'écriture. " le rêve irréfragable... /d'une maison dans un paysage / d'un paysage avec une maison ", où l'on peut voir une métaphore, la maison étant la personne elle-même. On en retiendra aussi l'affirmation, réitérée à plusieurs reprises, de l'importance vitale de la littérature, dès l'enfance.
par Florence Trocmé

Fanny Gondran
Rivages du désordre
Tarabuste, 2010
12 €


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