"Bon. Je me représente tous ces petits mômes qui jouent à je ne sais quoi dans le grand champ de seigle et tout. Des milliers de petits mômes et personne avec eux je veux dire pas de grandes personnes – rien que moi. Et moi je suis planté au bord d'une saleté de falaise. Ce que j'ai à faire c'est attraper les mômes s'ils s'approchent trop près du bord. Je veux dire s'ils courent sans regarder où ils vont, moi je rapplique et je les attrape. C'est ce que je ferais toute la journée. Je serais juste l'attrape-cœurs et tout"
Rares sont les œuvres continuant de bouleverser la culture pop dans son ensemble après plusieurs décennies d'existence; d’autant plus celles d’origine littéraire ! L’Attrape-Cœur, court roman paru en 1951, appartient à cette catégorie trop restreinte pour manquer d’être honorée. Chef d’œuvre du mystérieux J.D Salinger, ce dernier disparut au début de l’année, l’occasion de revenir sur un ouvrage ayant durablement marqué la société américaine.
D’où provient le fulgurant succès de ce livre écoulé à plusieurs millions d’exemplaires depuis sa parution? Du narrateur prénommé Holden, un adolescent fuguant de son école 3 jours avant noël, dont le langage fleuri établit une connexion quasi organique avec le lecteur ? Ou de la personnalité mystique de son auteur ayant vécu reclus suite au succès de son unique œuvre ? En réalité les deux semblent se confondre tant les deux personnages se ressemblent. Holden, comme son créateur, fuit la vie en société pour se plonger dans ses réflexions empreintes d’une nostalgie enfantine. Son errance de quelques jours dans le New-York des 50’s s’apparente à l’odyssée des protagonistes de Dickens ou Stevenson.
Car l’auteur trouva auprès de ces deux auteurs une grande source d’inspiration. Tout d’abord celle de Charles Dickens (1812-1870) s’avéra primordiale. En effet ce dernier écrivit les deux chefs-d’œuvres du roman initiatique que furent David Copperfield et Oliver Twist. Tous deux décrivent l’apprentissage douloureux d’enfants plongés dans la rigide Angleterre victorienne du XIXè siècle pleine de pensionnats strictes, d'industries peu scrupuleuses et d’adultes rongés par le cynisme. Au travers de leur périple transparaît la lutte contre les compromis de l’âge adulte, compromis que Holden tente de fuir vainement. De même Stevenson, au travers de ses contes d’aventures ou fantastiques, confectionna de belles métaphores sur l’initiation grâce à une poésie souvent méprisée (roman pour adolescents disait-on). Même si la prose de Holden s'éloigne du classicisme littéraire elle n'en conserve pas moins une harmonie typiquement urbaine attrapant littéralement le coeur des lecteurs. Loin d’une partie de plaisir, l’enfance s’apparente à une aventure parfois douloureuse mais de laquelle naît une expérience extrêmement formatrice et nécessaire.
Mais ce que l’oeuvre de Salinger perd en misérabilisme, elle le gagne en pessimisme. En effet Holden semble atteint d’une folie le conduisant droit au gouffre. Mais cette folie le conduit à vivre une expérience formatrice auprès de personnes peu fiables dans un New-York alternant les ambiances glauques et paisibles. Nous ne sommes plus dans l’Angleterre victorienne mais les Etats-Unis d’après guerre, ce qui change la nature des protagonistes et des lieux. Notre héros rencontrera une prostituée et son souteneur, des femmes « pas très jolies », des chauffeurs de taxis, ira à Central Park ou au cinéma. La ville devient à elle seule une nouvelle contrée peuplée d’une faunenon moins étrange dans laquelle s'immerger constitue une véritable aventure.
Voici au final la grande réussite de Salinger : avoir actualisé le roman d’initiation en le situant dans la modernité. Sauf qu'ici l'enfance ne devient pas un stade à franchir mais un état dans lequel se plonger le plus possible, voir éternellement. Cependant cette esthétique contemporaine n’altère en rien certaines vérités si actuelles. L’une d’elle clôt le livre en nous prévenant de son risque : « Faut jamais rien raconter à personne. Si on le fait, tout le monde se met à vous manquer. » Bizarrement, Holden commence à me manquer…