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D'autres vies que la mienne

Par Fibula

D'autres vies que la mienne

D'autres vies que la mienne, Emmanuel Carrère, Éditions P.O.L., 2009
2009 : Prix Marie Claire du roman d’émotion (ça alors !)
2009 : Prix des lecteurs de l'Express
2009 : Prix Crésus
2010 :Globe de Cristal
Plusieurs articles décrivent Emmanuel Carrère comme quelqu'un de narcissique. Mais quel auteur ne l'est pas un peu au moins ? Avec D'autres vies que la mienne, l'auteur français a voulu justement se sortir de cette logique narcissique pour se mettre à la disposition des autres et raconter leurs vies.
Cet exercice, comme il le dit lui-même, lui a permis de se rapprocher des autres hommes au lieu de s'en distinguer, ce qui lui a donné encore plus de satisfaction. Ce qui lui a permis de se découvrir un peu lui-même. Ce qui lui a permis quelque part de se sentir heureux.
Il faut dire que les histoires qu'Emmanuel Carrère raconte dans son livre sont des histoires de lutte, de deuil, de maladie, de mort. A priori pas facile à lire, d'ailleurs j'ai beaucoup pleuré ou eu envie de pleurer.
Ces histoires lui ont en quelque sorte été commandées par leurs protagonistes. Ainsi Philippe, dans la première histoire :

« Toi qui es écrivain, tu vas écrire un livre sur tout ça ?
Sa question m'a pris au dépourvu, je n'y avais pas pensé. J'ai dit qu'à priori, non.
Tu devrais, a insisté Philippe. Si je savais écrire, moi, je le ferais.
Alors, fais-le. Tu es mieux placé pour le faire.
Philippe m'a regardé d'un air sceptique, mais moins d'un an après il l'a fait, et bien fait.»

Emmanuel Carrère l'a fait aussi, et bien fait également, compte tenu de son talent que je découvre avec ce livre.
Cette première histoire, c'est celle de Philippe, Jérôme et Delphine, rencontrés au Sri-Lanka, en 2004. L'année du tremblement de terre épouvantable qui a provoqué un immense tsunami qui a ravagé les côtes indonésiennes, du Sri-Lanka, du Sud de l'Inde, et de la Thaïlande.
L'auteur et sa compagne étaient en vacances à Medaketiya, le quartier des pêcheurs de Tangalle, dans le Sud du Sri-Lanka. Ils y ont rencontré Jérôme et sa femme Delphine, la trentaine, leur petite fille Juliette et le père de Delphine, Philippe. Ce dernier vivait quelques mois par an dans ce paradis sur terre. La vague du tsunami a emporté Juliette, 4 ans.
Que faire face à la mort de son enfant, de sa petite fille ?
Bien sûr, il n'y aucune solution miracle,juste survivre à une mort si violente et injuste est déjà en soi tout un travail. Exorciser cette injustice par l'écriture est un bout du chemin accompli dans le processus de deuil. Emmanuel Carrère nous relate donc ce processus, lui qui reste un peu en retrait lors de cet événement, qui observe plus qu'il n'agit (contrairement à sa conjointe qui elle, se jette dans l'action face à l'horreur), mais qui, à travers cet événement, va bâtir les fondations de son couple et de son amour.
Que faire face à la mort de sa compagne, de sa sœur ?
C'est le propos de la deuxième histoire qu'Emmanuel Carrère nous raconte. L'histoire de Juliette, une autre (quelle coïncidence !), sœur d'Hélène, la conjointe de l'auteur, qui était déjà présente lors de la terrible vague au Sri Lanka.
Juliette est juge. Elle a eu dans son adolescence un cancer du système lymphatique, qui a été traité par radiothérapie. Malheureusement, les rayons ont affaibli sa colonne vertébrale et elle est restée avec une presque paralysie d'une jambe et une grande faiblesse dans l'autre. Peu de temps après les événements vécus par l'auteur et sa compagne au Sri Lanka, Juliette fait une rechute de son cancer, qui sera cette fois fatale.
Autour de cette jeune femme lumineuse gravite son mari, Patrice, qui «sait où il est» et leurs trois petites filles, à qui Emmanuel Carrère dédie son livre :

«Moi qui suis loin d'eux, moi qui pour le moment et en sachant combien c'est fragile suis heureux, j'aimerais panser ce qui peut être pansé, tellement peu, et c'est pour cela que ce livre est pour Diane et ses sœurs.» (p.310)

Il y a aussi Étienne, le collègue juge de Juliette, homme plus âgé qui a eu lui aussi un cancer jeune qui lui a coûté une jambe. Emmanuel Carrère consacre la plus grande partie de son récit à la relation entre ces deux juges boiteux, qui ont été de «grands juges», s'adonnant à la défense des consommateurs endettés face aux grandes entreprises de crédit telles que Cofinoga ou Cofidis, (d'où le prix Crésus obtenu en 2009). L'auteur débroussaille pour nous le jargon judiciaire afin que nous comprenions le rôle de ces juges et que nous connaissions un peu mieux Juliette. Cette partie juridique est quelque peu déstabilisante au départ mais devient passionnante car faisant totalement partie des personnalités de Juliette et Étienne.
Un des livres les plus bouleversants et passionnants que j'ai pu lire ces derniers temps, parce qu'il apporte un regard profondément humain sur la maladie, la mort et la peur qu'on en a, il met des mots là où ça fait un peu mal, et il engage à une réflexion sur le rôle de l'écrivain, sur la réalité parfois plus grande et plus forte que la fiction et il nous présente aussi des personnages profondément attachants et aimables (au sens premier du terme), ce qui nous réconcilie beaucoup avec l'humanité toute entière.


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