UNE ESTHETIQUE DU VACILLEMENT
Là tu créas pour eux des temples dans l’ouïe.
Rilke
Lieu de défi et de paradoxe, la poésie de Michèle Finck l’est assurément, afin de célébrer l’alliance charnelle du verbe poétique et de la note de musique, tous deux jaillissant d’une source vitale, le silence. Pour le poète, il s’agit de retrouver cette force originelle par le mouvement d’une plume qui creuse au plus profond et, pour le lecteur, de l’apprécier en résonance, par l’écoute intense de ce lyrisme de la déploration intime.
Entre crudité de la douleur et nudité du langage, plénitude sensorielle et profusion culturelle, se place une voix singulière, en quête de sa musique intérieure, fût-elle perçue parfois comme défaillante ou plutôt comme ayant « failli » (p. 85). Elle nous immerge de la sorte dans une sphère volatile, immatérielle, celle de l’ouïe qui, pour prendre chair véritablement, se conjugue à un ordre plus aisément perceptible, celui de la vue.
D’abord parce qu’il s’agit d’une « ouïe éblouie », comme l’annonce, judicieux, le titre du recueil : sous le signe de la fulgurance paradoxale, il entrelace en effet des termes qui à la fois se redoublent et s’opposent. Par le jeu du redoublement, ils proposent une variation accentuée, le second mot, « éblouie », officiant comme le renforcement labial du premier. Dès lors s’instaure la volupté musicale de la reprise et de la modulation. Mais, par la référence que ces deux termes impliquent aux sens opposés de l’ouïe et de la vue, ils nous incitent à nous interroger en toute légitimité sur la signification à décrypter, par delà l’éblouissement sonore de cette trouvaille poétique.
Sans doute est-ce dans la peinture, dans le dialogue avec l’art visuel et palpable de la peinture, que peut au mieux s’appréhender la vitalité synesthésique de « L’ouïe éblouie ». Car ce recueil, conformément au projet esthétique des éditions Voix d’encre qui le publient, associe poésie et peinture, incandescence sonore et enchantement visuel, la voix d’un poète et le geste d’un peintre, la voix de Michèle Finck et les gouaches de Coline Bruges-Renard.
Ces deux démarches créatrices affirment ainsi leur consonance. L’une, poétique, intense, grave, douloureuse. L’autre, picturale, épurée, stylisée, limitée à une palette passant du bleu au gris, du gris au noir, comme pour mieux suggérer la couleur de l’âme au seuil du silence intérieur .
Car c’est bien à une dramaturgie de l’intime que nous fait accéder la recherche poétique de Michèle Finck. Elle affleure au fil des pages qui s’enchaînent sous le signe contradictoire de « l’absolu provisoire », que déclinent « volatil, vif-argent, double battement arythmique, long, court, prose, vers, conte, chant, volé en éclats », dans le conte éponyme inaugural, le « Conte de l’ouïe éblouie ». Avant l’émergence du Je lyrique, s’énonce la forme « nous » qui permet d’inscrire avec discrétion le lecteur dans un mouvement initiatique : « Sourciers du silence, nous apprenons ». A partir de « cet infrason que l’ouïe éblouie (me) prédit de son trou de souffleur » s’esquisse puis s’exalte la mise en scène d’une voix personnelle, pour aviver le désir d’une odyssée abyssale, celle des sons premiers à retrouver tout au fond de soi, là où peut s’accomplir la refondation ontologique. Par delà l’épreuve humaine de la souffrance qui rend saisissable, et dès lors transmissible, l’expérience vitale des limites : à conjurer, à transcender ?
Si cette odyssée lyrique prend sa source émouvante dans la défaillance admise du langage et de la musique, mais également dans le désastre du sens qui se dérobe, du violon intérieur qui se tait, du piano qui devient « translucide » dans « Equilibre galactique » (p. 127), elle n’en parvient pas moins à une dimension cosmique, universelle : la voix poétique vibre, se disant « astre qui ploie sur la mer pour s’y plonger » (p. 80).
Cette voix, sans doute parce qu’ « il y a tout au fond un anneau serti de sons autour duquel il faut tourner, derviche en combustion » (p. 9), se profère dans un entre-deux à la fois fragile et foisonnant, tracé par la hantise du son nu, du « son juste », à reconquérir, mais aussi par l’aspiration à une musique plus sophistiquée, saisie dans un jeu de références multiples où il s’agit de « polir » Schubert « comme un très pur diamant » selon Mandelstam, en passant d’une Leçon de ténèbres à l’Appassionata par Claudio Arrau, sans oublier Schumann, Wagner, ni le Stabat mater dolorosa de Vivaldi.
Cherchant à se poser parmi celles, admirées, invoquées, citées en exergue, de Pétrarque, Rilke, Tsvétaïeva, Ungaretti, Celan – pour retenir de ce dernier l’aphorisme impétueux « Etre debout, tenir » -, cette voix expose une jouissance extasiée des contraires. « L’ouïe éblouie » devient dès lors éblouissante.
Elle n’a de cesse d’entremêler douleur sidérante et douceur fougueuse : « paix dans les plaies » (p. 163) et « saignée de douceur » (p. 116), « neige et braise » (p. 124), ainsi que les lettres d’ « asile », pour dire l’enfermement, et celles d’ « ailes », pour dire l’envol, subrepticement liées dans le mot si terrestre de « basilic », alors qu’ in fine, de façon sans doute plus aérienne, « Les anges dansent sur la langue sans sangles » (p. 122).
Aussi peut-on se demander si, en définitive, « L’ouïe éblouie » n’élabore pas une esthétique du vacillement : pour qu’une voix puisse advenir, authentique, entre la prose et la poésie, entre la tentation narrative et réflexive du conte, qui ouvre et clôt symboliquement le recueil, et celle, plus lyrique et émotive, du poème qui se réconcilie avec ses origines immémoriales. Mais, de façon subtile, s’il y a reprise de l’élan orphique, n’est-ce pas pour l’inverser ? Car ce qui est en jeu, c’est la remontée du son originel, de l’ouïe première « oubliée », pour parvenir à l’ouïe « éblouie », par la reconquête du silence pur, prodigieusement juste, seul susceptible de se faire « matière et chair » (p.
70).
En outre, cette poétique du vacillement, dont la source s’inscrit dans un lieu de recherche précaire, entre astre et désastre, dénuement et saturation, concordance et discordance, scintillement sonore et éblouissement visuel, fait résonner une voix dont les inflexions lyriques entrelacent l’épure et la luxuriance, toujours au bord de quelque chose d’à peine dicible, parfois ineffable, souvent délectable.
Au bord de l’incandescence, quand « la bouche brûle », dans « Cierge » : « Donne-nous, ô cierge, le naufrage de ce jour », après l’évocation des « Bouches de neige, de plus en plus neige, comme accordées/A une vibration centrale illuminée de larmes et venue / De plus loin. » (p. 84).
Au bord du vertige, quand « Vivre nous lapide d’étoiles filantes », dans « Le chas des sons » où « Dans le jardin ange gardien/ Les corps arrachent leurs masques de mort/Vissés sur la douleur » (p. 173).
Au bord de l’extase, quand la jouissance verbale se traduit par la proximité musicale du balbutiement originaire, avec notamment l’émergence de « rumeurs de murs et de mers » à partir d’un lyrisme de l’écho, de la résonance jubilante. De même, lorsque le Je de la voix poétique « embuée de lumière et de larmes » descend « par une spirale profonde dans le mot de piano », il s’agit de susciter la vibration bouleversante du prénom de Pia, jeune fille de la Renaissance italienne, Pia dei Tolomei, tragiquement enfermée par son époux dans le château des Maremmes (p. 57).
Finalement, si « l’oreille du monde est un cratère presque éteint » (p. 123), laissons ce « presque » douloureux se « creuser », au sens mallarméen, pour tenter de raviver les mots de Pascal Quignard, à la fin de La leçon de musique : « et seuls les sons étaient les larmes ». Quand se profère, dans « Art poétique », le poème monostiche « Les mots sont les larmes de l’oreille » (p. 67), ne décèle-t-on pas une réminiscence littéraire troublante, un double effet de convergence - consonance saisissant, pour le moins digne de figurer, paradoxale, la source profonde de « L’ouïe éblouie » ?
Dès lors, Rilke peut faire résonner en nous, par delà sons, larmes et mots, les « temples dans l’ouïe », créés par Orphée, liant consubstantiellement la musique, art du volatile, et l’ architecture, art du tangible : de quoi préserver la poésie, si ce n’est la célébrer, sous le signe du sacré.
par Muriel Stuckel
Michèle Finck
L’ouïe éblouie
gouaches de Coline Bruges-Renard
Voix d’Encre