De manière très fonctionnelle & pour aller encore plus vite on pourrait dire que Peter Bagge est une sorte de parfaite symbiose entre Hunter S. Thompson (le côté gonzo) & Joe Sacco (le côté je-fais-du-reportage-de-guerre-en-bande-dessinée-&-alors ?) avec un zeste de Crumb derrière les oreilles (le côté underground version 90's, grunge, Converses pourries & chemises de bûcheron). Bagge fit d'ailleurs ses premières planches pour Weirdo, la mythique revue de Crumb. Plutôt classe. Mais si il est devenu un auteur plus ou moins reconnu aujourd'hui c'est avant tout pour ses différents travaux graphiques proches du reportage parus dans le magazine Reason où on le voit explorer toutes les possibilités civiques & comiques qu'un tel support peut offrir. Apocalypse Nerd ne fait pas défaut à cette tradition mixte même si Bagge y utilise la fiction pour exprimer ses idées. En fait, il s'agirait plutôt d'une réaction. L'amorce de l'histoire est un incontournable de la littérature d'anticipation (la fin d'un monde version Wells, McCarthy & tutti quanti) mais son éclosion vient directement d'un fait d'actualité politique & des réflexes journalistiques libertaires de Bagge. Alors que les Etats-Unis étaient occupés à embobiner les Nations Unies avec des fioles remplies de pipi histoire d'aller prendre le soleil en Irak, un diplomate nord coréen se venta à la radio que son pays pouvait frapper Seattle à n'importe quel moment avec une bombe atomique. Étrangement cette déclaration passa inaperçue dans les médias américains. Bagge, lui, en a juste profité pour sortir l'une des bandes dessinées les plus surprenantes, voire dérangeantes, lue depuis longtemps.
Un « incontournable de la littérature d'anticipation » pourrait ressembler à ceci : bombe atomique, dévastation, panique, monde post-apocalyptique, gestes arbitraires, survie etc etc... Perry & Gordo sont les deux rats de laboratoire lâchés sadiquement sur les chemins de la démerde en milieu hostile. Ils ont échappé à la catastrophe de justesse alors que toute la région de Seattle a été dévastée par la bombe. Des groupes de survivants salement brûlés prennent déjà position derrière chaque tronc d'arbre à l'affût du moindre quignon de pain. Les premières pages sont ainsi & montrent la difficile acceptation par nos deux compères d'une situation critique & qui n'est pas sans créer quelques conflits profonds. Outre la recherche frénétique de nourriture, d'abris, Perry & Gordo vont être confrontés à la relation sauvage qui naît entre les hommes lorsqu'un incident extraordinaire (comme la destruction de toute une région) met fin au contrat social qui les liait tous. Le traitement de cet aspect dominant de l'histoire reste au final assez banal & ne sort que très rarement des chemins déjà tracés avant lui - Apocalypse Nerd fait penser, par certains aspects, au Jour des Triffides de John Wyndham. Dans un huis-clos atomique en pleine cambrousse défilent en rangs serrés des questions plus ou moins attendues ici sur la régression sociale, la justification de la violence (des passages entiers de Vollmann peuvent être mis en calque sur le livre de Bagge), la déshumanisation (Perry deviendra un véritable chien de compagnie enfermé dans un camp de lesbiennes), le rapport à l'autre (est-il l'enfer ou la rédemption ?... à ce sujet la conclusion de Bagge est plus qu'ambigüe), la mort, la dignité, la moraleBREF ! Tout le manuel du lonely survivor y passe. Mais alors quoi de neuf ?
En fait, le deuxième effet KissCool est à chercher ailleurs car Apocalypse Nerd possède un système pyrotechnique assez intrigant qui ébranle, par éclats successifs, la linéarité de sa lecture. Il y a un véritable hiatus salvateur entre le trait rond, bonhomme façon comic humoristique de Bagge & les irruptions d'horreurs & de massacres qui tranchent à grands coups de lame le corps du récit. Autant le dire tout de suite : le livre est marrant ça fait pas un pli, mais il est surtout abominable par endroits, gore presque tout le temps & sanglant avec des scènes d'une violence inouïe comme le massacre d'une famille entière conclu par l'assassinat d'un nourrisson (que l'on ne voit pas mais que l'on « entend »). A cela il faut ajouter une bonne demi douzaine de meurtres perpétrés avec une régularité touchante, quelques viols, des suicides aussi, de la torture, des blessures, une attaque d'indiens (si si) & toutes ces petites horreurs passent gentiment sous un dessin qui aurait pu servir à une énième déclinaison des Simpsons (que Bagge a d'ailleurs fait : les Bradleys). Mais malgré tout ceci & au milieu de cette frénésie corruptrice l'Amour parvient toujours à éclore ; Perry le looser rabaissé au rang de toutou à sa mémère s'évade du camp avec Midge. Leur combat pour la survie deviendra l'affirmation violente d'un nouveau mode de vie sans concession, effaçant l'historique précédant pour lancer un reformatage parfaitement vierge. Alors qu'à deux reprises ils auraient pu être secourus & réintégrer le « monde » normal(isé) Perry décide d'éliminer carrément les intrus venus à son secours & reste en tête à tête avec Midge. Apcalypse Nerd finit à peu de choses près là où commence la Genèse : un homme & une femme, seuls par leur propre faute/volonté, ouvrant le chemin à un récit infini.
En tirant un max sur l'élastique il est possible d'y voir aussi une relecture particulièrement rock de la fondation américaine, avec le gang de Concord en embuscade (désobéissance civile, prédominance de la nature & tout le pataquès transcendantaliste)... de là à dire qu'Apocalyspe Nerd est une sorte de parfaite symbiose entre Le Jour des Triffides & Walden avec un zeste de Nirvana derrière les oreilles il n'y a qu'un pas.
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Illustration : Peter Bagge