Un peu de soleil et de rêve cette année. Un rêve analysé, décortiqué, examiné… Ingénieur du génie civil américain tombé amoureux de la Polynésie, Alex W. du Prel a étudié en Europe (dont en France), avant de travailler sur des chantiers pétrochimiques puis dans l’hôtellerie. Lors d’une traversée du Pacifique en solitaire, il décide d’abandonner « la carrière » sociale pour explorer les atolls du « paradis ». Il s’installe à Bora-Bora en 1975, puis à Moorea en 1982. Patron d’hôtel, journaliste, il a fondé en 1991 « Tahiti-Pacifique magazine », mensuel d’informations indépendant. Il écrit des nouvelles du pays.
Justement, ce recueil publié en 1989 et revu en 2002, marque l’envers du « paradis ». Envers ambivalent puisqu’il est justement la face qu’il préfère. Mais envers quand même car il fait s’écrouler les illusions des naïfs occidentaux sur le bon sauvage et sur les îles paradisiaques. Le Chrétien pétri de culpabilité se trouvera fort désemparé devant la saine beauté des filles, qui savent prendre et donner du plaisir quand il faut. Le bourgeois possessif et jaloux de son bien se trouvera fort désemparé devant le comportement amusé et volage qui ne veut jamais se contraindre, bien qu’il n’exclut nullement l’amour. L’idéaliste de l’Hammûûûrrrr se trouvera fort désemparé de constater qu’ici, dans les îles, le sentiment est ramené à la pratique humaine, mi-relative, mi-durable, mais sans aucun péché.
Il faut dire que la vahiné vaut le voyage : « Grande mais pas trop, elle a les pommettes saillantes des femmes maori, de gros yeux ronds dans lesquels on aimerait se noyer, et surtout une douceur ou timidité qui donne au mâle l’envie irrésistible de protéger un être apparemment aussi fragile. Et son corps. Sublime. Les cuisses longues. Le postérieur musclé et arrogant. Les seins fermes et taquins. Tout cela couronné par une longue chevelure noire charbon et lisse qui ondule comme l’écho de sa démarche souple et élégante, mouvements conditionnés par plusieurs années d’apprentissage de la danse tahitienne. » p.93
On ne fait pas « des affaires » en Polynésie, on suit le marché (‘Moorea folies’). On ne se lie pas pour la vie dans les îles, on accepte ce qui vient et les enfants sont ceux de tous (‘Le ‘ori’ de la vahiné’). On ne se retire pas de la civilisation, à Tahiti, on subit la modernisation forcée, vendue ici comme ailleurs (‘L’ermite de Tahiti’). On ne s’isole pas de la planète mais l’atoll le plus reculé est touché par le réchauffement des eaux qui fait mourir les coraux (‘Un petit problème au bout du monde’). On est confronté à une autre culture, plus proche de la nature, peu connue car peu explorée, ce qui bouleverse toutes les certitudes (‘Le mystère de l’hôpital de Vaiami’, ‘La clef’). En sept nouvelles, Alex W. du Prel nous initie à la profondeur de la culture locale, celle qui disparaît peu à peu sous le matraquage télévisuel et les rites de consommation effrénée venus d’ailleurs.
Les hippies étaient gentils mais d’une naïveté touchante en politique et d’une propreté douteuse sur eux ; les écolos sont plus divers, souvent plus précis lorsqu’ils viennent du monde scientifique, mais ils traînent leur lot de mystiques et de commissaires politiques en tous genres ; la troisième génération d’aujourd’hui, est peut-être celle qu’incarne l’auteur. Est-il en avance malgré son âge, parce qu’Américain ? Une génération réaliste, qui observe et qui pense – et qui agit concrètement dans le bon sens. Alex W. du Prel préfère la « contre »culture des îles à la culture consommatrice et prédatrice. Mais il avoue que cette culture-là se meurt… Derrière les fleurs capiteuses, sous l’odeur du monoï, au-delà de la beauté des filles et de la carrure des gars, la culture millénaire des îles se dessèche dans un monde schizophrène. Autant s’en rendre compte, pour le changer peut-être. Non pas à grandes manifs qui ne font que vendre encore plus de médiatique – mais à bas bruit, par son comportement personnel.
Le voyageur dans les îles lira avec profit ces nouvelles, car elles lui donneront une vision « neuve » du pays qu’il a rêvé avant de connaître – ce qui est la meilleure façon de ne pas le voir tel qu’il devient.
Alex W. du Prel, Le paradis en folie, Les éditions de Tahiti 2002, 137 pages