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Doumba, l'Insaisissable - Aventure du Sahara

Par Mafalda

sahara1C'était dans l'extrême Sud saharien, aux environs du vingtième degré de latidude, sur la piste de sable qui suit l'ancienne vallée de l'oued Agrouf, aujourd'hui tari. Doumba avançait d'un pas régulier, au balancement de l'encolure de son méhari, une bête robuste, à la tête fine, avec des oreilles aiguës comme des pointes de flèches, des lèvres frémissantes et un pas dansant qui disait la souplesse de ses articulations.
Douba avançait sans autre notion du temps que celle qu'il pouvait retirer de la hauteur du soleil au-dessus de l'horizon ou de la longueur de son ombre sur le sol.
Il était de taille plutôt grande, tout en muscles, sec, de cette maigreur saine qui est la caractéristique de presque tous les hommes vivant au désert.
Derrière lui marchaient trois méhara, trois animaux qu'il s'était appropriés quelques jours auparavant dans des circonstances que voici.
Il rôdait parmi les dunes, hors des pistes fréquentées.
Un soir, il avait vu, à l'extrême horizon, trois goumiers qui s'avançaient, et il ne douta pas qu'ils vinssent du poste français d'In-el-Assi, une petite construction blanche érigée à la limite du désert, au sommet d'une élévation naturelle de rochers rouges.
Doumba n'aimait pas ce genre de rencontre. Car, ce que vous ne savez pas encore, c'est que Doumba était le chef de la tribu des Bak'Habi, la plus importante de toutes les tribus de cette région du sud, qui restait toujours insoumise. C'était un personnage très puissant, qui régnait en maître absolu, non seulement sur ses propres gens, mais aussi sur beaucoup d'autres appartenant à d'autres tribus et qui, le redoutant, lui obéissaient. Le lieutenant commandant le poste d'In-el-Assi n'avait jamais pu le gagner à sa cause. Bien plus, il n'avait même jamais réussi à établir avec lui le moindre contact, et quand il parlait de Doumba, il disait : l'Insaisissable.
Or, voilà environ un mois, un rezzou organisé par ses soins avait été surpris par les hommes du lieutenant français et détruit. Aussi bien, si Doumba rôdait ainsi parmi les dunes, hors des pistes fréquentées, était-ce pour réfléchir aux répercussions que cette défaite risquerait d'avoir sur la fidélité des tribus à sa solde et sur le moral de la sienne propre. Il ne se faisait aucune illusion sur l'importance de la défaite, et l'avenir lui paraissait inquiétant. La rapidité avec laquelle la petite colonne française s'était portée au-devant du rezzou, l'itinéraire qu'elle avait emprunté, le lieu où elle l'avait surpris, tout lui prouvait que le lieutenant d'In-el-Assi était au courant, dans les moindres détails, de ses faits et geste.
Que venaient faire ici les trois goumiers ?... Etaient-ils sur ses traces ? Ou bien le hasard, seul, les portait-il sur son chemin ?
Doumba mit pied à terre, fit agenouiller son méhari en arrière d'une crête de dune et s'allongea sur le sable pour observer.
Les goumiers ne se trouvaient plus qu'à une courte distance lorsqu'il les vit, brusquement, faire halte, descendre de leurs montures et suspendre leurs mousquetons au pommeau en croix de leurs selles. Après quoi, ils entreprirent de dégager un carré de sol à leurs pieds, et Doumba devina qu'ils allaient faire du feu pour le thé.
Sans bruit, Doumba dessangla la selle de son méhari, fit glisser le tapis et en recouvrit la tête de la bête. Celles-ci, au désert, sont merveilleusement habituées et dressées ; elles connaissent les exigences des ruses de leurs maîtres, et comme elles sont très intelligentes, il n'est pas bien sûr qu'elles ne participent pas au jeu du combat ; quoi qu'il en soit, il n'est pas un seul méhari, d'un bord à l'autre du Sahara, qui ne sache qu'une couverture ainsi disposée signifie une stricte observation d'immobilité et de silence.
Ayant rassemblé quelques brindilles, les trois goumiers allumèrent, en effet, un feu, puis sortirent de leurs musettes une bouilloire, leurs quarts, des sachets de thé, de sucre et de la menthe.sahara
Lorsqu'ils furent installés, Doumba commença à ramper vers eux. Il n'avait aucune intention meurtrière. Il ne voulait qu'essayer de saisir leurs propos. En se creusant avec les mains, dans le sable, un sillon de la largeur de son corps, il progressait sans aucun bruit, lentement. Les autres étaient tout à la préparation de leur thé et ne soupçonnaient aucune présence étrangère.
Le soleil descendait rapidement sur l'horizon. Bientôt à son cercle d'or se trouva entamé par le profil de la plus haute dune, qui semblait le grignoter par le bas, très vite, et, en quelques instants, ce fut la nuit. Alors Doumba se rapprocha encore un peu plus du groupe des trois goumiers et il ne s'immobilisa, collé au sol, retenant sa respiration, que lorsqu'il fut si près d'eux que ses oreilles ne pouvaient perdre aucune de leurs paroles.
Et c'est ainsi qu'il apprit que le lieutenant commandant le poste d'In-el-Assi, d'où venaient, en effet, les trois goumiers, avait résolu de s'emparer de sa personne et qu'il devait être, à l'heure présente, déjà en route dans ce but... Assurément, ce n'était pas le lieutenant en personne qui leur avait fait cette confidence ; mais ils s'entrenaient de la chose, non point comme des hommes qui feraient seulement des suppositions, mais comme des hommes qui savent parfaitement de quoi il s'agit.
Doumba apprit encore, en les écoutant, qu'aucune troupe n'accompagnait le lieutenant et que celui-ci était parti avec un seul goumier d'escorte.
Il en déduisit que le chef français n'avait pas l'intention de livrer combat et qu'il n'emploierait que la ruse. Doumba s'en trouva rassuré, car si habile que fût dans ce genre son adversaire, lui-même saurait bien se montrer plus habile encore !
Doumba aurait pu se déclarer satisfait de ces renseignements, attendre dès lors, patiemment, que les trois goumiers eussent achevé de boire leur thé, qu'ils eussent repris leur tranquille reconnaissance, et reprendre à son tour sa chevauchée solitaire en songeant aux dispositions les mieux capables de déjouer la ruse du lieutenant d'In-el- Assi.
Mais, quel sentiment embrasa tout à coup la pensée de Doumba et fit lever en lui la colère ?... Soudain, il émergea des sables et ce fut comme si l'ombre d'une flèche eût balafré l'espace au-dessus des goumiers. Dans la même seconde, sans qu'ils eussent eu le temps de pousser un cri, deux d'entre eux gisaient sur le sol, égorgés, tandis que le troisième, qu'un brusque écart avait placé hors d'attaque, s'enfuyait à toutes jambes dans la nuit.
Doumba se pencha sur les deux hommes étendus, les dépouilla de leurs cartouches, remonta leur voile sur leurs yeux, puis calcula que le poste français, averti par le rescapé, ne pourrait pas se mettre à sa poursuite avant le milieu de la matinée, et que cela lui donnait sept heures d'avance. C'était plus qu'il n'en fallait pour se mettre hors d'état d'être retrouvé.
Son premier soin fut de récupérer les trois méhara des goumiers, puis il se mit en route vers le nord, en direction de la palmeraie lointaine d'El-Soun, où l'attendaient sa femme et son fils.
sahara_9Il n'en était plus qu'à une journée de marche à peine lorsqu'il aperçut, sur le sol, des traces fraîches. D'un bond, le voici à terre. Et, tout de suite, voici les traces identifiées. ce sont les empreintes des méhara du poste français d'In-el-Assi. Deux sont passés par là il y a moins d'une heure. Aucun doute n'est plus possible : étant donné ce que Doumbé à appris, c'est le lieutenant et son goumier d'escorte qui sont en route pour la palmeraie d'El-Soun. Ils espèrent, naturellement, y rencontrer Doumba, et s'emparer de lui !
Eh bien, il n'en sera pas ainsi, car Doumba abandonne sur-le-champ toute idée de rejoindre les siens, change d'itinéraire, fait demi-tour et reprend la route du Sud !
Il marcha toute la journée, sans faire halte, et encore toute la journée du lendemain.
Il marcha de même le jour suivant, et encore le lendemain de ce jour.
Enfin, il atteignit une région de plateaux coupés de passes difficiles, creusés de gorges profondes, et il s'y arrêta. Lui et son méhari étaient harassés de fatigue. Un puits se trouvait non loin, où il refit le plein de l'outre en peau de bouc qui pendait à la seille, et où il laissa librement s'abreuver ses méhara.
Quatre jours et quatre nuits s'étaient écoulé depuis la rencontre des traces du chef français. Doumba jugea que tout danger était maintenant écarté, et qu'il pouvait songer à regagner sa palmeraie d'El-Soun.
La pensée de retrouver bientôt sa femme et son fils lui faisait oublier la fatigue. Comme en un songe bienfaisant, il les revoyait. Son fils poussait solide et droit ; ce serait un guerrier vigoureux ; quoique très jeune encore - il n'avait qu'à peine huit ans -, il savait déjà reconnaître les traces des chameaux dans le sable, retrouver une piste perdue, se diriger sans erreur sur tel ou tel puits ; bientôt, il pourrait l'emmener avec lui dans ses randonnées !... Quant à sa femme, c'était une fille de chef qu'il avait enlevée un jour dans une razzia et à laquelle il portait un très grand amour parce qu'elle lui avait donné un fils dont il était fier, et parce qu'elle était encore si pure de visage et si gracieuse dans sa démarche que les hommes des tribus voisines citaient son nom lorsqu'ils voulaient évoquer la beauté.
A cause de l'itinéraire détourné qu'il avait choisi de prendre afin de rejoindre son campement avec le plus de sécurité, il dut marcher sept jours. Au soir de ce septième jour, enfin, à l'heure du coucher du soleil, il atteignit la palmeraie d'El-Soun.
Heureux, il s'y enfonça, maîtrisant sans peine sa monture impatiente. A ses pieds, les longues ombres des arbres semblaient d'autres arbres couchés. Mais elles perdaient à mesure de leur netteté et de leur couleur. Les troncs verticaux des palmiers se dépouillaient lentement du camail rouge dont le soleil couchant les avait revêtus. Puis, toute lumière s'évapora et, presque aussitôt, un croissant de lune escalada le ciel.
A cet instant, Doumba arriva devant sa tente.
Mais, sous la tente, ni sa femme ni son fils ne l'attendaient.
Il n'y avait trace, non plus, d'aucune vie. La cendre du dernier feu était froide. Des fourmis se débattaient dans une cruche à moitié pleine.
Doumba demeura au centre de la tente vide. Figé, il mesurait un peu plus, à chaque seconde, l'étendue du malheur qui le frappait. En vain il s'efforçait de découvrir les raisons de cette double absence.
Plusieurs fois, il fit le tour de la tente. Il se rendit à la réserve d'orge et de mil, et la trouva intacte. Il descendit jusqu'à une mare voisine... Et comme il en explorait les abords, tous ses sens aux aguets, il aperçut, à la clarté lunaire, des empreintes que tout aussitôt il reconnut.
Penché sur elles, la main posée sur leurs contours séchés, il calcula qu'elles étaient vieilles d'environ dix jours.
Alors il comprit ce qui s'était passé : l'attente déçue du chef français,... sa décision de l'atteindre dans ce qu'il possédait de plus cher,... l'enlèvement de sa femme et de son fils, emmenés prisonniers.
Cette fois encore, le lieutenant d'In-el-Assi s'était montré le plus fort !
Doumba fit boire son méhari, pénétra sous la tente déserte, caressa du regard, tour à tour, tous les objets familiers qui s'y trouvaient abandonnés, puis, sans dire une parole, sans se retourner, calmement, il reprit les pistes, avec ses trois méhara de prise le suivant.
Toutefois, au lieu de descendre franchement vers le sud, il obliqua un peu vers l'ouest.
Quelques jours plus tard, il se présenta au poste français d'In-el-Assi. La sentinelle de garde le fit entrer. Le soleil, haut, criblait de lumière aveuglante la cour intérieure du poste. Les murs blancs des différentes constructions qui la bordaient étaient impossibles à regarder. Il n'y avait, dans cette cour, qu'un goumier en faction, devant une porte qui devait, pensa Doumba, donner accès au logement du chef français.
Il demanda à parler au lieutenant, et le goumier de faction s'en fut prévenir l'officier. Celui-ci, pieds nus, allongé sur son lit étroit, parcourait, au hasard de sa fantaisie, un livre vingt fois parcour déjà et dont les feuillets s'entr'ouvraient, d'eux-mêmes, sur les chapitres les plus familiers. Ce lit, si étroit qu'il fût, occupait presque tout l'espace de la chambre, avec une cantine de fer sur laquelle étaient posés quelques ustensiles de toilette. Au mur, il y avait une grande carte de la région, zébrée d'annotations aux crayons bleu et rouge. Une petite table pliante, haute comme un jouet, portait quelques journaux de France dont les bandes n'étaient même pas déchirées, des cigarettes, un verre et une gargoulette d'eau.
- Mon lieutenant, il y a là un homme qui demande à te parler.
- Un homme ?... A cette heure ?... D'où vient-il ?
- Je ne sais pas.
- Et qu'est-ce qu'il veut ?
- Te parler.
- Mais encore ?
- Il ne l'a pas dit.
- C'est l'heure de la sieste, maintenant ; ce n'est pas l'heure des visites.
Mais le lieutenant commandant le post d'In-el-Assi avait de l'expérience et savait quil ne faut, dans le Sud, négliger aucune visite, ni retarder le moment d'entendre la parole d'un indigène. Pour quatre-vingt-dix-neuf fois où elle est sans intérêt, il en est une où le renseignement qu'elle apporte est des plus précieux. Aussi bien fit-il signe au goumier de faire entrer le visiteur.
Il chaussa ses naalas de cuir, se coiffa de son képi à bandeau bleu, alluma une cigarette et attendit.
La porte s'ouvrit de nouveau et l'homme entra. Les traits de son visage trahissaient une extrême fatigue.Ses vêtements poussièreux et en désordre disaient la longue randonnée qu'il venait d'accomplir.
Avant que le lieutenant lui ait posé la moindre question, il dit :
- Je suis Doumba.
A ce nom, le lieutenant ne put dissimuler tout à fait à la fois sa surprise et sa satisfaction.
- Que le bonheur soit sur toi ! dit-il.
- Qu'Allah te protège ! réplique Doumba. Et qu'il t'accorde pareillement le bonheur.
Ces compliments échangés, le lieutenant offrit une cigarette à Doumba, mais celui-ci la refusa.
- C'est bien ! dit l'officier. Parlons donc de choses sérieuses... Car j'imagine que c'est pour cela que tu as demandé à me voir... Pour m'expliquer, par exemple, pourquoi, il y a deux semaines, tu t'es jeté lâchement sur trois de mes hommes...
Le visage de Doumba, se détendit et ses lèvres esquissèrent un sourire de mépris.
- Trois hommes qui se laissent surprendre par un seul... mieux vaut ne pas en parler !... Puis, de nouveau contracté et comme sous le poids d'un grand accablement : Non, ce n'est pas pour cela que je suis venu... C'est pour te demander si c'est toi qui as enlevé ma femme et mon fils.
- C'est moi ! dit le lieutenant.
- Je m'en doutais. Et qu'en as-tu fait ?
- Tu vas le savoir. Ta femme et ton fils sont ici, au poste. Ils t'attendent, car à mon tour je me doutais que tu allais venir... Rien ne leur a manqué, hors toi-même. Ta femme circule librement, et elle dispose d'un local que je lui ai fait réserver... Quant à ton fils, il est déjà l'ami de tous les goumiers avec lesquels il passe ses journées à jouer... et il est aussi mon ami.
Doumba ne trouvait rien à répondre. Il se tenait debout au milieu de la pièce, avec le lieutenant en face de lui qui ne le quittait pas du regard.
Enfin il leva ses yeux vers l'officier, son impitoyable ennemi, dont il estimait toutefois, secrètement, le courage dans le combat et l'habileté dans l'embuscade. Il le savait aussi, par ce que racontaient dans les dourars et sur les marchés ceux qui s'étaient ralliés à lui. D'âme noble et de coeur généreux. C'étaient des qualités de chef qu'il estimait.
- C'est bien, dit-il. Allah est le plus grand, et ce qu'il a décidé doit être accompli.
Il fit un pas vers le chef français, s'inclina pour lui baiser une épaule et déclara :
- Comme la datte n'a qu'un seul noyau, je n'ai aussi qu'une parole... Tu n'auras plus jamais aucune attaque à redouter de mes guerriers ni de moi-même... Et si tu veux nous faire confiance, nous combattrons à tes côtés. Désormais, tu es notre chef.
Domba l'Insaisissable venait de faire sa soumission.

PALUEL-MARMONT


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