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« Les 10… »

Publié le 11 octobre 2010 par Bertrand Gillet

Être geek, nerd, c’est consacrer toute sa vie à établir des classifications pointues, des sélections improbables, des panthéons obscurs. « Les 10… » répond à ma nature profonde de zélateur de l’inutile, du mineur, de l’œuvre oubliée, négligée, méprisée, moquée. Mais aussi à mon sacerdoce quotidien : la quête du papier ultime aux travers d’angles résolument gonzos. Chaque mois, vous serez témoins des ces partis pris farfelus mais au combien passionnants.


Aujourd’hui, les 10 solos qui tuent… le morceau.

Personne ne s’en est jamais vraiment ému, mais le studio fut le lieu central et symbolique de toutes les expérimentations musicales. Alors que les Beatles en 67 ouvrent la voie, de nombreux groupes se mettent à explorer cette terra incognita, vaste champ des possibles faisant de la console un instrument à part entière. Et de l’ingé son l’homme clé du nouvel édifice : l’album. Dans l’enthousiasme général, tout le monde part en vrille et la pop d’inventer ce concept que les amateurs de Toto ou de Stevie Ray Vaughan appellent bœuf, Hendrix lui préférait « jammer ». La jam, cette hypertrophie musicale dont le solo constitue le point d’orgue (sans mauvais jeu de mots). Combien de musiciens se sont ainsi égarés jusqu’à entacher des productions parfois méritantes ? Tour d’horizon des dix solos de trop.

Dans l’art de la jam, le lead guitariste s’impose et parfois le batteur de trépigner en attendant son heure. Pour une fois, le destin allait enfin lui donner sa chance. On ne doit pas seulement à Iron Butterfly d’avoir posé les bases du hard rock mais d’avoir produit le premier morceau de dix sept minutes à passer dans toutes les boîtes à la mode de l’Amérique hippie. 1968, In-A-Gadda-Da-Vida se métamorphose en classique absolu avec ses huit millions de disques vendus. Le morceau titre est un long et intense trip au cœur du psychédélisme US : nappes d’orgue majestueuses teintées d’orientalisme, guitare acérée, acide comme on dira, dramaturgie vocale apte à véhiculer l’extase de demeurer au cœur du jardin d’Eden (la traduction du titre). Mais là encore, le groupe cède à la facilité. Car avec la dilatation du temps, chacun a le loisir de placer un chorus. Et donc, au beau milieu du titre, alors que l’auditeur attend le salvateur retour au thème, le traditionnel solo de batterie, trop long, fade, sans intérêt. Autant un John Bonham savait donner à l’exercice une certaine consistance, autant Ron Bushy ne brille pas par son inventivité. Résultat, le morceau finira en édition single raccourcie à trois minutes, sans le solo de batterie. Quand on dit que les batteurs doivent être menés à la baguette, ce n’est pas pour rien.

Il faut se résoudre à l’évidence : les Beatles ont fait de l’Angleterre la deuxième patrie du rock. Dans leur sillon, de nombreuses formations talentueuses croient en leur destin. Cream en fait partie. Son patronyme en atteste et ce de façon assez symbolique : le power trio incarnera l’équation parfaite entre trois musiciens virtuoses. Deux albums les lancent en même temps qu’un autre prodige adepte du plan à trois, Jimi Hendrix. Le troisième opus devait représenter une sorte d’apothéose, ce qu’il sera mais à moitié. Explication. En 1968, rock et pop se marient pour le meilleur et non le pire et dans la foulée enfantent des concepts imparables dont le double album, une face en studio, une face en live. Promesse séduisante qui semble présider à l’élaboration de Wheels Of Fire. Si la première face décline le meilleur de Cream, wha wha gluante, mélodies fraîches (la crème, rappelez-vous), rythmique savante, la deuxième se perd quelque peu. Ok, il s’agit d’une captation en concert, et à l’époque, cette grande messe est le terrain idéal pour les duels instrumentaux… De trop. En quatre morceaux, l’auditeur sombre rapidement dans un ennui profond surtout quand Ginger Baker dégoupille Toad, une compo personnelle, qui se noie très vite dans un poussif solo de batterie. Deux minutes de riff au début et à la fin et dix pour déployer toute la panoplie du sympathique percussionniste véloce. C’est là qu’est l’os. Depuis, je zappe régulièrement la deuxième face quand l’idée me prend d’écouter le disque. Dommage.

Ville trépidante, cinématographique et professionnelle, L.A. fut et restera l’une des grandes Babel du rock. Moins connu que les Doors, Love demeure pourtant LA formation emblématique de son époque. Pas seulement pour la drogue qui mina leur carrière mais pour quelques albums géniaux dont ces deux pépites pop que sont Da Capo en 66 et Forever Changes en 67. En 1969, fort d’un nouveau line up, Arthur Lee délaisse les vignettes folk rock pour un son plus brut, plus mate, à travers un plantureux double album, Out Here, à la pochette hideuse. Le mauvais goût n’ayant pas de limite, on y trouve deux morceaux dépassant les dix minutes et qui méritent aujourd’hui de figurer parmi ce classement. Dog Gone d’abord qui commençait sous les meilleurs auspices : une mélodie délicate, signature de Love, une rythmique alerte, enlevée, californienne en diable malgré une production simplissime et là c’est le drame. Le batteur se lance dans un exercice de virtuosité vain. Démonstratif, le morceau en ressort boursoufflé, raté. Quelques plages plus tard, le groupe remet ça (Love Is More Than Words) et c’est au guitariste d’assumer la très très lourde tâche du solo. Une fois encore, la technicité, toute relative, plombe un morceau dont le début était enchanteur. Les autres chansons (Listen To My Song, Nice To Be, I Still Wonder, Gather Round), aussi courtes que sublimes, n’arriveront pas à corriger le tire. Fatale longueur, fatale erreur.

Le blues anglais abrita en son giron le fleuron de la nouvelle scène pop. John Mayall & The Bluesbreakers fut avec Graham Bond et Alexis Korner l’un de ces audacieux démiurges. Il propulsa des solistes tels que Clapton pour ne citer que lui. En 1968, les musiciens qui accompagnent Mayall s’en vont former Colosseum, premier groupe à incarner la fusion entre rock et jazz. Au-delà de cette considération purement historique, le groupe réunit les talents : David Greenslade à l’orgue, Jon Hiseman derrière les fûts et James Litherland à la guitare. Après un premier album encore influencé par le blues, nos musiciens s’enferment en studio entre décembre 68 et janvier 69 pour enregistrer Valentyne Suite. Le morceau titre, long de seize minutes, se donne pour ambition de faire éclater au grand jour la maestria de ces admirables solistes. Péché d’orgueil. N’insistons pas sur le fait que le son ait quelque peu vieilli, le problème se nomme James Litherland. En bon fan de Hendrix, le guitariste use et abuse de la pédale wah wah, imitant sans le vouloir le gaucher de Seattle sans arriver bien sûr à l’égaler. Certes la tentative se voulait flamboyante, le résultat sera lui ennuyeux. Et je passe sur la section vocale dont les travers stylistiques nous projettent tout droit un film érotique des mid-seventies. Pauvre Valentyne qui dut à l’époque prononcer ces mots cruels : « le talent, moins on en a, plus on l’étale ».

Ummagumma de Pink Floyd serait si l’on peut dire une sorte de Wheels Of Fire à l’envers. Quand les Floyd entrent en studio en ce mois d’avril 1969, ils ont en tête un double album censé ajouter une pierre de plus à l’édifice du rock expérimental qu’ils façonnent depuis trois ans. Une idée simple : un premier disque « live » qui s’avère totalement réussi. On se régale à l’écoute des classiques comme Astronomy Domine revisités sur scène avec un brio quasi inégalé. Sans être des techniciens hors pair, nos musiciens possèdent cette faculté à transcender littéralement leurs compositions à travers des relectures toujours passionnantes. Quant à la deuxième galette en studio… C’est là que le bas blesse. Chaque musicien dispose d’une face pour s’exprimer individuellement. Une vision artistique intéressante mais qui hélas ne convainc pas toujours. The Grand Vizier’s Garden Party séduit d’emblée par son titre éminemment Syd Barretien mais le résultat ne tient pas ses promesses. Malgré l’ouverture jouée à la flûte, pleine de charme et de mystère, la suite se révèle molle et peu inspirée. Le verdict peut paraître cruel mais l’improvisation n’est rien sans l’essentiel : l’écriture. De plus Nick Mason ne peut tenir la corde tant sa maîtrise de l’instrument reste relative. Au final, cette garden party se transforme en bad trip à l’ambiance délétère. Le talent tambour battant ? Non, un premier essai chiant.

Pete Townshend des Who fut coutumier des déclarations cryptiques. S’il qualifia le premier Pink Floyd, The Piper At The Gate Of Dawn, de « fucking awful bubblegum –Mickey Mouse music », nul besoin de traduire, In The Court Of The Crimson King sera « an uncanny masterpiece » : un chef-d’œuvre de l’étrange. Cette cour du roi pourpre impose à l’orée des seventies un nouveau langage que des journalistes appelleront de façon savante rock progressif. Pourtant, une anomalie demeure. Moonchild. Oh bien entendu, rien de quoi entacher ce classique absolu. Pourtant… Petite explication. Avide d’expérimentations, le nouveau groupe élargit le carcan du format pop. Le rock ne connaît à cette époque aucune limite. Cette idée aurait-elle, elle-même, ses propres limites ? Douze minutes permettent à cet enfant de la lune de voyager ailleurs, d’explorer une veine quasi free, faite de tintements, de cliquetis de sons divers. Le savoir-faire savant des musiciens y contribue grandement. Mais le propos n’est-il pas légèrement abscons ? D’autant que les deux premières minutes, d’une simplicité pop enfantine, bouleversent littéralement l’auditeur. D’où cette question : les dix minutes suivantes sont-elles de trop ? Sans doute au regard de certains exégètes qui comparent à juste titre l’exercice à la démarche trop libertaire d’un Ornette Coleman. On imagine le morceau délesté de son appendice improvisé et la perfection indiscutable qui aurait auréolé le premier opus du Roi Pourpre.

Alvin Lee est l’homme du solo de trop. S’il s’agissait d’un concept reconnu, il en serait l’inventeur. Toute sa discographie n’en est que la triste et édifiante démonstration. Difficile donc de citer un album. En revanche, évoquons I’m Going Home joué live à Woodstock. A l’époque on appelait ce genre de titre un cheval de bataille, un morceau de bravoure. Malgré la vitesse d’exécution, autre point fort du soliste de Ten Years After, on est loin du galop. Le spectateur de l’époque, certainement anesthesié par les substances agricoles consommées en masse, ne pouvait se résoudre à l’ennui, mais nous si. Désastreux de bout en bout, le morceau accumule les poncifs y compris les plus éculés : trip bluesy passablement singé, virtuosité de façade, clapping hands de la foule censée appuyer la rythmique, sans compter la voix épouvantable d’Alvin qui n’arrangea en rien la douteuse affaire. En ce sens, il a sans doute été un précurseur pour des métalleux bourrés au speed comme Yngwie Malmsteen ou Joe Satriani. Mais comparaison n’est pas raison et Alvin Lee de finir loin derrière les premières lignes où brillent à jamais (à jammer) les étoiles Beck, Hendrix, Clapton, Blackmore et Page. Allez Alvin, rentre à la maison comme tu le chantais si mal.

Avouons-le sans ambages, angle journalistique oblige, la drogue "tue" tout jugement critique. Just A Poke de Sweet Smoke demeure l’exemple parfait du disque adulé par les freaks, intéressant par moment mais dont le trop plein d’effets gâche le propos initial. Ces américains exilés en Allemagne gravent en août 1970 leur meilleur disque, celui qui entra dans la légende. Deux morceaux par face, en mode jam psychédélique. Si Baby Night, son intro à la flûte et son emprunt aux Doors (un Soft Parade repris efficacement) méritent une mention, on ne peut pas en dire autant de la face B. Là encore, après quelques minutes bien faites, un scat assez dispensable, un chorus de wah wah plutôt honnête, le batteur ajoute sa touche toute personnelle. Le plus vicieux tient non pas dans le solo en lui-même mais dans l’effet sans doute conseillé par un producteur rompu aux ficelles du métier. Les gars, comment rendre, hum, plus cool, plus aérien un éprouvant solo de batterie ? En le passant au phasing ! Frappant ? Décevant.

Yes a trop souvent dit oui aux idées radicales. Alors que le rock progressif transcende les structures de l’album, une pièce de vingt minutes accompagnée de trois ou quatre morceaux plus courts, Yes décide d’aller plus loin. Comme Third de Soft Machine, Tales From Topographic Oceans proposera quatre titres par face. Mais comme trop souvent, le mieux est l’ennemi du bien. Et The Ritual (Nous sommes du Soleil) d’en incarner l’expression la plus impitoyable. Pourtant le morceau commençait de la meilleure des manières : intro calme et apaisante tissée d’arpèges de guitare inspirés et tapissée de mellotron, mélodie suave et délicate transfigurée par la voix de Jon Anderson : il fut l’un des grands chanteurs du prog. Mais là encore, le désir de repousser les carcans de l’inspiration peut parfois amener l’esprit aventureux à se perdre dans je ne sais quels méandres cacophoniques. Ainsi en est-il de l’épouvantable, illisible et épuisant chorus de percussions imaginé par Alan White, le successeur de Bill Bruford, parti rejoindre le roi pourpre. Certes, le retour au thème principal n’en paraît que plus beau, libérateur en vérité. Comment des musiciens avertis ont-ils pu accepter une telle dérive, inutilement bruitiste, et soyons honnête peu virtuose ? Imaginez la grâce de The Ritual s’il avait été délivré de la section rythmique ? On aurait tout simplement parlé d’un second Close To The Edge. C’était sans compter les trois autres morceaux, à la mystique bedonnante.

Dernier lauréat de ce classement peu anodin, le méconnu Al Stewart. Ce singer songwriter anglais sort en 1976 un album qui vaut surtout pour Year Of The Cat, tube définitif des années FM. Malgré une mélodie imparable, un refrain simple et entêtant porté par une voix douce et élastique, le morceau possède quelques moments kitschissimes à souhait. L’intro au piano s’étalant sur deux minutes, une première pour une pop song, mais le pire est encore à venir. Al Stewart nous surprend en inventant ici le concept du double solo de guitare. D’abord acoustique, il dispense à l’auditeur ses entrelacs hispanisant dans un style Gypsy King du meilleur effet. Puis, vient le chorus électrique dont la folie et le lyrisme émeuvent !!! Dur. Car tout cela anticipe de quelques années les années 80 de sinistre mémoire. Notre homme aurait pu s’arrêter là. Mais non. Un saxophone déchire alors ce savant édifice dégoulinant de mauvais goût pour emporter l’adhésion du critique qui lui décernera le prix du meilleur solo assassin. Touché en plein cœur, si l’on peut dire…

Le philosophe disait : « trop de liberté tue la liberté ». En abusant de cette prérogative, de ce privilège chèrement acquis, le solo ne peut que lasser l’auditeur. Quant à la jam… Elle devrait se cantonner à la maquette, au pire à la bonus track. Sans l’inutile troisième vinyle bourré de jams hideuses et ricaines, All Things Must Pass de George Harrison aurait été un… Must (impossible ne serait-ce que d’y penser, Spector devait étrenner ce jour-là son nouveau flingue). Pour paraphraser le guitariste des Fab Four et conclure dignement cet essai rockologique, awful things must pass.

A suivre…

Iron Butterfly

http://www.youtube.com/watch?v=Fvs8tdddn2o

http://www.youtube.com/watch?v=Ks8WPOCj_jo&feature=related

Cream, Toad

http://www.youtube.com/watch?v=SSZgFYy5eLI&feature=related

 Love, Doggone

http://www.youtube.com/watch?v=i7ZGfEN2-kk

http://www.youtube.com/watch?v=YWeEiCm6VoM&feature=related

Pink Floyd, The Grand Vizier’s Garden Party

http://www.youtube.com/watch?v=fledx5Adkr8

 Ten Years After, I’m Going Home

http://www.youtube.com/watch?v=Bs-gvBpGtsU&feature=fvst

Yes, The Ritual

http://www.youtube.com/watch?v=S-seC7cOHQc

http://www.youtube.com/watch?v=5e96V_Mv31I&feature=related
Al Stewart, Year Of The Cat

http://www.youtube.com/watch?v=cqZc7ZQURMs



12-10-2010 | Envoyer | Déposer un commentaire | Lu 2557 fois | Public
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