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Interview Laurent de Sutter : "Pornostars - fragments d'une métaphysique du X"

Par Manus

Interview Laurent de Sutter : "Pornostars - fragments d'une mיtaphysique du X"

«Dans le cinéma pornographique, cette grandeur, à mes yeux, était celle de l’innocence : les starlettes du X sont l’incarnation d’une forme d’innocence qui nous sera à jamais inaccessible – l’innocence de nos propres fantasmes, toujours pollués par notre volonté de les réaliser et de passer à l’acte

Interview Laurent Sutter

Un jeune intellectuel belge francophone de trente-trois ans, Laurent de Sutter, conduit avec passion sa carrière professionnelle et littéraire.  « Senior Researcher » en théorie du droit du Fonds Wettenschappelijk Onderzoek auprès de la Vrije Universiteit van Brussel, il enseigne également aux Facultés universitaires Saint-Louis.  En parallèle, il dirige la collection « Travaux pratiques » aux Presses universitaires de France.

Cet amateur de philosophie, cet amoureux des lettres a accepté de répondre avec un enthousiasme non dissimulé à une série de questions.

1. Savina : A côté de votre carrière professionnelle, vous menez de front une vie littéraire.  Cette dernière a-t-elle démarré à vingt ans avec le magazine pop-rock « Rif-Raf » ?  Le début d’une aventure littéraire ?

Laurent : Je vois que vous êtes bien renseignée. Oui, j’ai commencé à publier vers l’âge de vingt ans – dans Rif-Raf d’un côté, et dans des publications poétiques confidentielles de l’autre. C’était une sorte de rêve, ou de désir abstrait, qui, soudain, se confrontait à l’impitoyable réel de l’écriture : écrire est une activité horrible. C’est une activité horrible parce qu’elle impose une quantité de sacrifices, de questionnements et de souffrances que peu de gens – à moins d’être doté d’un ego démesuré ou de souffrir de bêtise aggravée – ne sont capables d’affronter sans effondrement. Ecrire est se mettre à nu – mais d’une manière habillée, ce qui est pire. C’est-à-dire que non seulement il convient, lorsque l’on écrit, de se brancher sur le fonds de désir qui pousse à écrire, et à écrire ceci ; et en même temps de constituer une forme répondant aux exigences d’une histoire et d’un présent qui se sont eux-mêmes formés leurs critères de grandeur. Car on n’écrit pas tout seul, n’est-ce pas. On écrit sur le dos de millénaires d’écrivains décédés, et pour le plaisir ou l’intérêt de millions de lecteurs vivants – quand bien même on ne vendrait que cent livres. Ces écrivains et ces lecteurs pèsent sur les épaules au moins autant que les angoisses ou les doutes personnels assaillant celui qui se risque à relever ce défi stupide : aujourd’hui, j’écris un bouquin. Commencer par la presse magazine – et surtout la « critique rock » - était une manière de déjouer certaines de ces angoisses, dans la mesure où l’écriture s’y trouvait assujettie à des règles préexistantes. Il n’était pas nécessaire d’inventer d’emblée mon propre dispositif d’écriture, puisqu’il existait déjà dans la tête de mon rédacteur en chef, qui était, à l’époque et encore toujours, Fabrice Delmeire. Celui-ci avait cru bon de me confier la responsabilité du hard-rock et du heavy-metal  dans son magazine, dont le cœur de cible était cependant le pop-rock. Ses instructions étaient claires : fais chier. C’est donc ce que j’ai fait pendant dix ans, à sa grande joie – et à la furie régulière des lecteurs et des maisons de disques, qui n’ont, durant tout ce temps, cessé d’inonder la rédaction d’un courrier furibard. Dans mon esprit, ce courrier a contribué à donner à l’idée de public une signification très personnelle – c’est-à-dire à en accentuer et diminuer la présence à la fois. Lorsque j’ai écris mon premier livre, beaucoup plus tard, j’ai eu toutes les peines du monde à l’oublier.

2. Savina : Vient ensuite un premier essai « Pornostars – fragments d’une métaphysique du X » éd. La Musardine, 2007.  Réduire cet essai au porno-viande serait-ce léger … ?

Laurent : Je dirais plutôt : ce serait lourdPornostars est en effet un éloge de la légèreté et de l’innocence – cette légèreté et innocence que j’ai trouvé incarnées, dans le cinéma pornographique, par les actrices qu’on y rencontre. Il s’agissait, pour moi, de concilier deux désirs différents : d’une part, écrire sur le cinéma pornographique pour en défendre la grandeur contre l’ensemble des discours s’acharnant à en réduire les mérites ; d’autre part, construire, à part d’un lieu inattendu, une thèse que je qualifierais de cosmologique sur notre rapport aux mondes dans lesquels nous évoluons. En ce qui concerne le premier désir, j’ai toujours été frappé de constater que le cinéma pornographiques ne parvenait à susciter que deux types de discours : ou bien un discours de moraliste en fustigeant les horreurs (mépris de la femme, danger pour les enfants, infantilisation des spectateurs, que sais-je) ; ou bien un discours de fan mettant en avance ses préférences (ou, dans le cas de ceux qui ont connu l’âge d’or du porno, au milieu des années 1970, ses regrets). Depuis ma première expérience de cinéma pornographique – c’était le wendersien Lisa de Kris Kramski, avec la fabuleuse Liza Harper – mon sentiment était qu’aucun de ces deux types de discours ne parvenait à exprimer la vérité de l’expérience qui en était faite, qu’il s’agisse d’une expérience d’homme ou d’une expérience de femme. D’où mon second désir : mon sentiment était que l’expérience offerte par le cinéma pornographique était une sorte de modèle, d’exemple paradigmatique de toutes celles que nous vivons lorsque nous entrons en contact avec le monde des images – voire même le monde des fictions en général. Nous sommes toujours plus forts que les images que nous regardons, ou que les fictions auxquelles nous assistons : il suffit de refuser de donner notre assentiment pour que, soudain, tout s’y vide de sens – mais aussi pour que nous soyons prévenus de ce qu’elles ont à nous offrir. Vivre une expérience d’image (disons : de cinéma) ou de fiction (disons : de littérature) requiert de se mettre dans un état de faiblesse tel que ce ne sont pas les défauts, les bêtises ou les horreurs de ce que nous voyons qui nous apparaissent, mais au contraire leur qualité ou leur grandeur. Et, dans le cinéma pornographique, cette grandeur, à mes yeux, était celle de l’innocence : les starlettes du X sont l’incarnation d’une forme d’innocence qui nous sera à jamais inaccessible – l’innocence de nos propres fantasmes, toujours pollués par notre volonté de les réaliser et de passer à l’acte.

3. Savina : La femme, dans cet essai, ne serait donc pas qu’un steak (on le sait aussi de manière générale, enfin, normalement) mais au travers le X, vous explorez sa générosité…

Laurent : Disons que, dans Pornostars, je parle d’être de fiction : de créatures qui n’existent que dans l’abstraction analogique ou numérique d’un film. Je ne parle pas des starlettes du X qui, s’y j’ose dire, leur donnent corps. En ce sens, mon livre n’apprend rien sur le cinéma X, son industrie, etc. : il se contente de proposer une manière d’accepter l’expérience de la beauté là où elle se présente – c’est-à-dire dans des images. La générosité dont il est question dans le livre est donc celle de ces créatures abstraites qu’on rencontre dans tel ou tel film, et avec lesquelles nous partageons une expérience qu’elles mettent à notre disposition – et qui est une expérience de fascination et de plénitude. Cette générosité-là est très différente de celle, tout autant estimable, des actrices qui mettent leur corps en gage pour que des images en soient tirées et offertes au tout-venant. J’imagine cette seconde forme de générosité encore plus compliquée à mettre en œuvre, dans la mesure où, puisqu’elle implique quelque chose qui semble de l’ordre de la sexualité, elle peut donner lieu à toutes les confusions. Pour ma part, j’ai la plus grande admiration pour les actrices du X qui acceptent de courir le risque de l’imbécillité de ceux qu’elles sont amenées à rencontrer – et qui, que ce soit pour le meilleur ou pour le pire, ne peuvent s’empêcher de confondre la femme, l’actrice et la créature imaginaire. Moi-même, la première fois que j’ai rencontré Coralie Trinh-thi, je me suis retrouvé prisonnier d’une telle confusion : j’ai eu toutes les peines du monde à tenir une conversation normale – c’est elle, pourtant, qui m’avait demandé de lui dédicacer mon livre – parce que je ne parvenais pas à savoir à qui (la femme, l’actrice, la créature) je m’adressais. Mais c’était mon problème : pas le sien.

4. Savina : En évoquant la générosité d’une star du porno, pourquoi ne pas évoquer la générosité de celles qui ne sont pas stars du X, mais des inconnues, des partenaires, des épouses ?  Sont-ce les sentiments absents dans le porno qui vous intriguent par rapport à la générosité ?

Laurent : Ma chère Savina, c’était un piège – et vous êtes tombé dedans… Dans mon esprit, croyez-le ou non, il n’existe aucune différence entre les créatures imaginaires dont je parle dans mon livre, et les femmes dont il m’arrive de faire la rencontre. Sur ce point, du reste, je ne fais guère preuve d’originalité : Jacques Lacan avait, jadis, dit tout ce qu’il y avait à dire sur le sujet. Nous ne cessons de nous fantasmer mutuellement – et, lorsque les fantasmes cessent, nous nous trouvons désemparés face à l’autre. Telle est la condition amoureuse. En ce sens, je crois que le cinéma pornographique est non seulement la matrice de l’entièreté du cinéma (ce que pense aussi Alain Fleischer), mais qu’il est la manifestation imaginaire de notre relation aux êtres que nous désirons. Cela ne signifie pas, bien sûr, que j’attends d’une partenaire qu’elle se transforme en une des créatures que j’aime à regarder dans un film pornographique – ni qu’elle y accomplisse leurs performances parfois ridicules. Mais j’attends qu’elle accepte que son « moi véritable » auquel, le plus souvent, elle semble accorder tant de prix, ne m’intéresse pas. Je ne crois pas au « moi véritable » : je crois à des rencontres créatrices de désirs, dont le caractère de malentendu peut être susceptible des plus belles surprises. Mais, à nouveau, ces surprises dépendent de nous : elles ne dépendent pas d’autrui. En matière amoureuse, nous avons pris l’habitude de demander à autrui tout ce que nous n’osons pas désirer seuls : la jouissance ou l’amour. Or, je pense qu’il faut avoir la force d’aimer seul et de jouir seul pour pouvoir aimer et jouir tout court – la solitude et le malentendu sont la condition des seuls sentiments que je m’autoriserais à appeler « authentiques ». Des sentiments hantés par l’idée d’un « moi véritable » ou d’une véritable « rencontre avec l’autre » me paraissent inéluctablement voués à l’échec – parce qu’ils ne reconnaissent pas leur propre caractère de fiction, leur propre caractère abstrait. Nous nous racontons des histoires : il faut les apprécier comme histoires – et non pas croire qu’on peut les vivre pour de vrai.

5. Savina : Une sexualité (porno) sans amour serait /pourrait donc receler malgré tout d’autres … « sentiments », « attitudes » ?

Laurent : Si vous voulez. Il faudrait sans doute distinguer plus précisément sexualité et amour. Tout est possible : sexualité sans amour, amour sans sexualité, amour et sexualité. Cela regarde chacun. La seule chose qui importe, c’est que les deux ne soient pas confondus. La sexualité relève d’une forme d’art : elle possède une beauté propre. De même pour l’amour, qui, plus qu’un art esthétique, est un art éthique – ou un art de vivre. L’éventail des sentiments ou des attitudes (je préfère parler d’ « affects ») rendus possibles par la sexualité et l’amour sont donc fonction de l’aptitude de tout un chacun à s’y investir en en respectant les exigences : on ne baise pas comme on aime, et on n’aime pas comme on baise. Là aussi, je crois qu’il y a malentendu – et, là aussi, Lacan a dit tout ce qu’il y avait à en dire (du moins, je me permets de le penser). Ceci dit, pour en revenir à Pornostars, je soutiens que le cinéma pornographique, au contraire de ce qu’on croit trop souvent, ne concerne pas tant la sexualité que l’amour. Lorsque je dis qu’il est une forme de propédeutique, j’entends qu’il nous introduit à la manière dont nous aimons – pas à la manière dont nous baisons. Même s’il m’arrive, dans ma vie sexuelle, d’avoir des idées qui m’ont été soufflées par tel ou tel film, ma sexualité, à l’évidence, ne ressemble en rien à ce qu’on peut y voir. Le cinéma pornographique ne concerne que nos fantasmes – et nos fantasmes sont toujours amoureux, et non sexuels. Comme je le disais tout à l’heure, les problèmes commencent lorsque nous commençons à croire qu’il faut vivre nos fantasmes. C’est-à-dire lorsque nous commençons à croire que nos fantasmes sont autres choses que des fantasmes. Lorsque je fais l’amour, je réalise des désirs – je ne fantasme pas. Bien sûr, cela ne signifie pas que la sexualité est dépourvue de tout affect. Je crois au contraire que la sexualité est saturée d’affects – mais d’affects qui lui sont propres, et qu’il convient de rechercher comme tels, comme spécifiques à la sexualité, et non pas à autre chose.

6. Savina : Finalement, on pourrait traduire votre fascination de la générosité dans le X par l’aspiration à vivre des sentiments à travers la sexualité ?  Une sorte de don de la femme… L’amour + la sexualité, en fait … Incompatible ?

Laurent : Vous savez, Savina, je suis un romantique maladif. Et c’est parce que je suis un romantique maladif que je ne crois pas au « don de la femme ». Je crois qu’il y a des femmes qui aiment se donner, d’autres qui ne se donnent qu’à ceux qu’elles aiment – mais toutes ont tort. Le « don de la femme » est un don malheureux : c’est un don fait à quelqu’un (un homme, une autre femme) qui est incapable d’en faire quoi que ce soit. Je crois plutôt à la prise. Lorsque je rencontre une femme, j’aime qu’elle me prenne quelque chose : qu’elle éprouve de la jouissance, de la joie, du bonheur ou de l’amour de moi – mais sans que j’aie eu besoin de le lui donner. Je veux qu’on me prenne la jouissance, tout comme je prends ma jouissance d’autrui – je n’attends pas qu’on me la donne. Les magazines féminins et les manuels de bien-être ne cessent de nous parler de don, mais c’est sur un ton qui devrait alerter tout le monde : le don en question y est le plus souvent le don d’angoisses et d’inquiétudes – aime-moi, pour que je te pourrisse la vie. Ne trouvez-vous pas qu’il y a là quelque chantage ? Or je considère le chantage, sous quelque forme que ce soit, comme la fin de toute possibilité de jouissance, d’amour, ou de quoi que ce soit d’autre. Peut-être y en a-t-il pour penser autrement – et considérer le chantage comme la condition de leur jouissance : je le reconnais volontiers, toutes les perversions ayant droit de cité à mes yeux. Mais, pour ma part, mon romantisme fait que je ne peut le tolérer : au chantage, je préfère le contrat – je préfère quelqu’un qui me dise : « J’aimerais ceci – et toi ? » J’aime une relation qui préserve sa part au fantasme – et réserve sa part au désir. Tout devient possible, alors.

7. Savina : Rêver du porno, est-ce rêver de sexe ou de … ?

Laurent : C’est rêver tout court. Le porno est tout entier de l’ordre du rêve. La grande spécialiste de Sade, Annie Le Brun, a souvent dit que le cinéma pornographique n’est qu’une interprétation contemporaine des contes de fées. Je crois qu’elle a tout à fait raison – bien que, je dois l’avouer, je trouve les contes de fées beaucoup plus effrayants que les films pornographiques.

8. Savina : Dans la foulée de cet essai, arrive Roland Jaccard. Un nouveau tournant dans votre vie littéraire ?  Voire un coup de volant ?

Laurent : Vous n’êtes pas bien renseignée – vous êtes très bien renseignée ! Oui, j’ai rencontré Roland Jaccard au Flore, grâce à mon éditeur à La Musardine, Serge Koster (il a, depuis, été remplacé par Sarah Chiche), qui est un de ses plus grands amis. Nous avons fait quelques petites choses ensemble – dont un article un peu dandy pour sa revue, article qui a eu l’heure de plaire à Jérôme Garcin ; ainsi que quelques exercices d’édition : deux volumes d’écrits de jeunesse de Clément Rosset, et la traduction d’un ouvrage du grand écrivain italien Mario Andrea Rigoni, Cioran dans mes souvenirs. Et puis, un jour, il m’a proposé un défi : écrire en vingt jours un petit livre sur le thème de l’indifférence à la politique – puisqu’en effet la politique m’indiffère, quelle qu’en soit la forme. J’ai écrit le livre – un recueil de fragments hantés par les spectres de Cioran, Ennio Flaiano ou Jaccard lui-même – en quatre jours : il a donc été publié dans la collection de ce dernier, « Perspectives Critiques », aux PUF. Cela a été un flop absolu – peu aidé, en ce sens, par le boycott que certains ont organisé autour, dont Michel Polac, que mon livre, à ce qu’on m’a rapporté, avait ulcéré. Cela tombe bien : je n’aime pas Michel Polac. D’autres, plus proches, m’ont aussi demandé de m’expliquer à son sujet : comment peut-on être aussi snob et prétentieux ? Je me suis donc expliqué, pour leur faire plaisir – et même si, à mes yeux, il n’y avait rien à expliquer. La politique ne m’intéresse pas, je la considère le lieu de toutes les petitesses et médiocrités humaines – et donc l’anti-modèle du type de grandeur que je recherche, voilà tout. En ce sens, d’ailleurs, je crois le livre plutôt réussi. Pour le moins, il est la réalisation d’un fantasme d’adolescent, époque où Cioran (et le Nietzsche de l’Antéchrist) représentait l’exutoire favori de ma révolte désespérée contre l’ordre du monde. J’avais envie de voir si je pouvais être un fragmentiste décent – il semblerait que oui : je suis donc heureux.

9. Savina : En 2009, vous publiez l’essai « Deleuze- La Pratique du droit » éd. Michalon.  L’immanence et le droit peuvent-ils s’unir ?

Laurent : Même s’il semble très différent de mes deux premiers livres, ce petitDeleuze – qui, lui, m’a valu une certaine gloire universitaire – en est pourtant la synthèse. De De l’indifférence à la politique, il retient l’idée d’une supériorité absolue du droit sur la politique ; et de Pornostars, celles que seules les jeunes filles pourront un jour nous sauver. Dans le Deleuze, les jeunes filles en question sont les juristes – et ce dont il s’agit de nous sauver est, précisément, la politique. Mais qu’il s’agisse de la continuation de mes deux premiers livres est un secret à garder entre nous : en apparence, il s’agit d’une étude très serrée de la philosophie du droit de Gilles Deleuze – philosophe pourtant réputé comme le plus hostile qui soit à l’idée de loi. Il faut dire que j’ai eu beaucoup de chance : j’ai commencé à travailler à ce livre au moment où paraissaient un certain nombre de travaux rappelant des déclarations ambiguës de Deleuze à propos du droit. Je n’ai eu qu’à en tirer une thèse : si Deleuze était si hostile à l’idée de loi, c’est parce qu’il était avant tout attaché à l’idée de droit – et qu’il considérait le droit comme hostile à l’idée de loi. Cette thèse, très forte et très originale, trouve dans l’œuvre de Deleuze d’innombrables échos, qui font de sa philosophie du droit la plus révolutionnaire qu’il m’ait été donné de lire : une philosophie qui bouleverse de manière considérable l’idée que nous pouvions en avoir – comme d’une machine de surveillance, raide et impitoyable, brimant les sujets et leur créativité. Au contraire, explique Deleuze, il n’y a rien de plus créatif et de plus révolutionnaire que le droit : rien de plus susceptible de nous aider à construire une existence débarrassée des infinies considérations normatives que nous imposent la politique ou la philosophie traditionnelle – c’est-à-dire la loi. En ce sens, le droit représente, pour Deleuze, l’avant-garde de la nouvelle philosophie à laquelle il aspirait : ce qu’il appelait « empirisme transcendantal », une philosophie dans laquelle je me reconnais tout à fait, parce que seuls y importent les cas, les rencontres hasardeuses à partir desquelles nous sommes mis en demeure de créer, d’imaginer – ou bien d’être brisés par notre propre impuissance.

10. Savina : Vous dirigez actuellement la collection « Travaux pratiques » des Presses universitaires de France.  Quelle est le but de cette collection ?

Laurent : « Travaux Pratiques » est une collection dont le but est de porter à la connaissance du public – vous, Savina ! – ce qui se fomente aujourd’hui dans les têtes des plus brillants jeunes intellectuels. Pour toutes sortes de raisons, médiatiques et éditoriales, nous ne nous intéressons qu’aux stars, qu’aux maîtres – et nous oublions que les stars et les maîtres, eux aussi, ont un jour été des inconnus. Qui sont les Deleuze, les Derrida, les Badiou de demain ? Telle est la question à laquelle vise à répondre la collection. Mais elle cherche à y répondre par la mise en œuvre de trois contraintes. La première est une contrainte de densité : je ne veux pas de livres bavards, de longs commentaires filandreux, de discussions d’écoles – je veux les thèses, au plus brut, des auteurs que je contacte. Je veux qu’ils me disent ce qu’ils pensent – et non pas ce que d’autres, avant eux, ou ailleurs, pensent ou ont pensé. La seconde contrainte, liée à la première, est une contrainte de brièveté. Je crois beaucoup en la sage formule de Borges, qui soutenait que tout un dictionnaire devait pouvoir être contenu en deux phrases : c’est aussi ce que je demande aux auteurs de la collection : faites-moi deux phrases au lieu d’un dictionnaire. Enfin, la troisième contrainte est une contrainte de style. Depuis l’avènement, en France, dans les années 1960, d’une génération exceptionnelle de philosophes, d’anthropologues, de psychanalystes, etc., qui étaient aussi des grands inventeurs de langue et de style (pensez à Barthes – mais aussi à Deleuze encore, à Derrida, à Lacan…), les écrivains se sont retirés du domaine de la pensée – si ce n’est quelques bavardages innocents sur la littérature. Avec « Travaux Pratiques », j’aimerais inverser le mouvement : non seulement demander aux universitaires d’êtres des écrivains, mais aussi à des écrivains de penser le monde autrement qu’à travers le prisme de la littérature. Là aussi, j’ai eu beaucoup de chance, puisque des écrivains de l’envergure de Camille de Toledo ou Chloé Delaume ont tout de suite répondu présent. Du reste, si vous parcourez le catalogue de la collection, qui existe depuis deux ans et demie à présent, vous y verrez très peu d’universitaires : Véronique Bergen est romancière, Pacôme Thiellement critique rock et vidéaste, etc. Je crois – j’imagine – j’espère que là se trouvent les raisons expliquant le succès de la collection, qui a été considérable dès le début, notamment en termes médiatiques – pensez, Technikart m’a même mis dans la liste des 100 personnalités ayant « fait » 2009. Je m’y suis retrouvé à côté de Jean Dujardin, Rama Yade ou Arnaud Katherine – avouez que c’est bouffon.

11. Savina : Concernant la littérature en général, pensez-vous que celle-ci soit un vecteur à la liberté d’expression illimité ? Au point d’exprimer, par exemple, l’apologie du crime ?  Si non, quand la liberté d’expression littéraire s’arrête-t-elle ?

Laurent : Vous savez, je ne crois pas à la liberté d’expression. Pour autant, je ne crois pas non plus à la limitation de cette liberté : je ne crois qu’aux contraintes que l’on se donne à soi-même – pour autant qu’il s’agisse de contraintes provoquant des expérimentations nouvelles. De manière générale, je crois les questions morales étrangères à la littérature – il est déjà tellement difficile de produire quelque chose debeau. Thomas De Quincey, en écrivant De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts, a-t-il fait l’apologie du crime ? Bien sûr que non – mais l’aurait-il fait qu’il n’y aurait pas lieu de lui en vouloir : le livre est un chef-d’œuvre d’humour noir. Il revient à chacun de s’en rendre compte : seul le lecteur peut transformer une œuvre d’humour en apologie du crime ; l’auteur, lui, quelles que soient ses intentions, est toujours trahi par son œuvre. La seule responsabilité qui pourrait lui être reconnue, à mes yeux, ne peut donc être que celle consistant à mésinterprétersont propre travail, une fois celui-ci achevé – ce qui est, il est vrai, plutôt fréquent. 

12. Savina : Quel regard portez-vous sur la littérature en Belgique ?  Qu’aimeriez-vous lui souhaiter ?

Laurent : Je vais vous faire une autre confidence : je ne crois pas plus à la littérature Belge que je ne crois à la liberté d’expression. Il n’y a pas de littérature Belge : il y a une littérature francophone et une littérature néerlandophone – dont les capitales respectives sont Paris et Amsterdam. Refuser que Paris soit le centre d’attraction de la littérature Belge francophone est une absurdité conduisant à coup sûr vers la provincialisation – ce qui, il faut bien l’avouer, est le cas. Par bonheur, il existe aujourd’hui, dans l’administration de la Communauté Française comme parmi les acteurs du monde de l’édition Bruxellois ou Wallon, des individus qui ont décidé d’en finir avec la province, et qui ont l’ambition de produire des livres, de produire une littérature, qui puisse se présenter autrement que comme une littératurerégionaliste. Je pense à Gilles Martin, qui dirige la belle maison d’édition Aden ; je pense aussi à Guy Jungblut et à Pierre-Yves Soucy, dont les maisons (Yellow Now et La Lettre Volée) font référence dans le milieu de l’art ; je pense à Gilles Collard, qui dirige la revue Pylône ; il y en a d’autres. Ce que je souhaiterais, c’est que les hommes politiques responsables de la culture en Communauté Française en soient davantage conscients – et développent une politique ambitieuse pour la littérature Belge francophone, c’est-à-dire une politique dont le seul critère soit la grandeur littéraire ou éditoriale : grandeur littéraire d’une œuvre d’écrivain ou de penseur ; grandeur commerciale du travail de l’éditeur. La littérature, par définition, n’est pas démocratique : elle ne peut relever que d’une forme d’aristocratie imposée à soi-même – une aristocratie rêvée, dont chacun définit les critères d’appartenance, mais à laquelle il faut aspirer. Celui qui, en matière de littérature, rêve d’être Amélie Nothomb ne sera jamais Marcel Proust – or il faut rêver au plus fort de ce dont on est capable de rêver, ou alors changer de métier.

13. Savina : Un dernier mot pour les lecteurs de ce blog ?

Laurent : Bien sûr. Continuez à faire confiance à Savina : she knows !


Je tiens à remercier Laurent de nous avoir transmis ici sa passion littéraire, tout comme de nous conduire à nous intéresser à certains aspects de la pornographie sous des angles peu étudiés jusque là.

Savina de Jamblinne.


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