Magazine Culture
J’ai onze ans. Mon pote Luc a réussi à convaincre son grand frère de nous amener avec lui au Ouimétoscope. Je sais même pas quel film joue. On me dit trois fois le titre, mais je n’écoute pas. Nous sommes excités de sortir avec les plus vieux. La promenade en transports en commun prend tout près de deux heures. Nous rejoignons sur place le légendaire pote du frère de Luc. Marc nous attend à la sortie du métro, tout agité. Il a déjà sa voix aigüe et chirurgicale :
— Crisse, les gars, grouillez-vous… On va manquer un POLANSKI !
Je me demande de quoi il parle, ce mec, avec tant de rage, jusqu’au générique, lorsque je vois apparaître en immenses lettres l’inscription « un film de ROMAN POLANSKI ». J’avale ma salive silencieusement dans le cinéma. Stie, le gars savait le nom du réalisateur avant de voir le film. L’idée même me fait rêvasser. Je prête une attention spéciale à ce film, dont l’auteur mérite qu’on apprenne son nom par cœur ! Évidemment, il va me bouleverser, ce film ! Me jeter par terre. Pas d’explosions, pas de poursuites en voiture, pas de vaisseaux spatiaux, rien. C’est mon premier film d’adulte. C’est la première fois que cette forme d’art ne s’adresse pas au petit imbécile en moi. J’en sors les jambes tremblantes.
Les quatre grands traversent machinalement la rue Sainte-Catherine et entrent dans le Monsieur Sous-Marin. Je regarde Luc, lui aussi épaté de tant d’aplomb. Je me demande ce qu’on fait là. Nous sommes venus parler du film ! Les gars y vont de citations, de comparaisons, les noms giclent, Kubrick, Bergman, Allen, DePalma, Coppola, Dessica, Fellini… Je me tais. Luc aussi. Nous buvons leurs paroles. Ça dérive sur la littérature. Marc rêve d’aller rencontrer Burgess. Il a tout lu de lui. Benoît évoque Hemingway. Je ne connais que Tolkien. Je suis largué complètement, mais fasciné. Les quatre grands rêvent tous de devenir cinéastes ou écrivains. Ça me branche, même si moi… Mon rêve, c’est de devenir le batteur de Pink Floyd. Je me dis que quand je serai grand et millionnaire, je recevrai Marc et Benoît, cinéastes célèbres, dans mon château en Écosse. Je vois le tableau. Clair que, sans effort, nous serons tous des génies. Un monde vient de s’ouvrir devant moi. Je vais apprendre les noms des réalisateurs, moi aussi. Et voir tous leurs films. Et je vais lire des tas de livres.
J’ai perdu tous ces mecs de vue, mes grands amis d’enfance. Mes petits voisins adorés. Tous, sauf ce Marc, que je revois de temps à autres, que je croise par hasard. Il vient de publier un impitoyable recueil de nouvelles chez Leméac. Son nom est Marc Provencher.
Treize Contes Rassurants
Marc Provencher
Éditions Leméac
—© Éric McComber