Les morts remplissent une fonction sociale transcendante, s'acquittent d'une tâche bien plus importante que celle qui consiste à nous offrir les trois coups presque simiesques que nous attendons d'eux en nous tenant la main, sur une table de spiritisme, dans le noir. Ce sont les morts qui exigent qu'on leur fasse signe. Résignés à un Dieu absent et tendu, ils sont ce qui se rapproche le plus des divinités : les morts sont des dieux auxquels nous pouvons croire car nous les connaissions quand ils étaient vivants et mortels. Les morts nous obligent toujours à faire fonctionner la machinerie et le reflet de la mémoire lorsqu'ils exigent de nous qu'on se souvienne d'eux. Les morts sont ce miroir magique dans lequel nous nous regardons et que nous interrogeons en espérant obtenir la réponse correcte à nos questions. Les morts nous demandent et nous redemandent : « Tu te souviens ? tu te souviens ? tu te souviens ? » Et nous nous souvenons et, ce faisant, nous nous sentons prêts à admettre la normalité de l'anormal dans la texture et la trame de nos vies, l'invraisemblable mais vrai, le fait incroyable que cette personne qui a été un jour parmi nous soit à présent morte et en nous. L'être réel désormais irréel sans cesser d'être pour autant. Les morts sont et étaient très importants aux yeux des écrivains car, grâce à eux – et à leur exemple, à leur strange confort afforded by the profession –, ils pouvaient admettre qu'ils ne comprendraient jamais le monde « normal », le « réel », tant que ces normalités et ces réalités n'auraient pas atteint leur taille et leurs puissances maximales. Alors seulement ils se présentaient à nous comme les plus anormales des fictions, comme les morts et la mort surgissant au cours de notre vie, comme les histoires mortes que j'aimerais ressusciter pour ensuite – tu te souviens ? tu te souviens ? tu te souviens ? - pouvoir m'en souvenir.
L'histoire du trafiquant de livres n'est pas mauvaise, mais le personnage de la fille m'intéresse davantage – elle est victime d'un mal appelé « Panique de la Fuite Considérée », qui figure déjà dans l'une de mes nouvelles antérieures aux nuits qui ont vu les écrivains commencer à mourir –, de même que celui du père du narrateur. Quelle est cette histoire dans sa lettre ? De quoi parle-t-il quand il mentionne le costume de superhéros ? Dois-je continuer d'explorer ces possibilités ?
Le reste est insignifiant : extraits de publications scientifiques, souvenirs d'un voyage que j'ai fait il y a des années, mon intérêt pour Philip K. Dick et les losers aliénigènes (les auteurs de science-fiction ont été les premiers à mourir ; Dick, j'en suis sûr, était l'un d'entre eux), mon système particulier non pas pour écrire, mais ordonner une histoire, lancer une idée dans une direction donnée et la regarder se faire bombarder par une infinité de micro-idées qui la déportent n'importe où. J'aime me dire que j'écris – que j'écrivais – comme on jouerait au ping-pong sous la pluie, comme si la pluie était forcément incluse dans le règlement de ce sport.
Des histoires...
Chaque histoire nous offre la possibilité d'aboutir à une fin sans que les choses soient nécessairement finalisées. Depuis notre naissance – depuis l'histoire de son déroulement –, nous sommes exposés à d'innombrables narrations jusqu'à ce que nous atteignions l'histoire de notre mort.
Les partisans du roman diront que notre vie n'est qu'une longe narration dont le titre est notre nom. Romans croisant d'autres romans, personnages secondaires à nos yeux qui sont les héros d'une saga que nous ne lirons jamais. C'est possible... Mais nul ne niera que s'il est vrai qu'à l'heure de notre mort, toute notre vie défile en quelques secondes sous nos yeux agonisants, alors au bout du compte, tout roman devient une nouvelle, une fiction soudaine, un produit édité réduit à sa plus petite expression, une feuille de papier froissée. Et peut-être qu'ainsi, dans ce format nouveau et minimal, dans la compression maximale de ce qu'on a vécu, nos existences acquièrent un sens inédit, précis et parfait qui nous permet de mourir un sourire ou une grimace aux lèvres.
Rodrigo Fresán , La vitesse des choses, Passage du Nord/Ouest, trad : Isabelle Gugnon, P. 235-237.
Magazine Culture
Difficile de n'isoler qu'un seul extrait de La vitesse des choses de Rodrigo Fresán tant chaque mot s'imbrique en permanence dans un labyrinthe perpétuel d'oscillation foutraque. Dans Notes pour une théorie de la nouvelle comme dans n'importe quel autre texte (parfois court, parfois bref, parfois non) de ce livre, Fresán se perd (et nous avec) dans les soubresauts de la mort qu'il cartographie sans ordre en même temps qu'il décrypte sa jumelle : la fiction. A la fois doux, drôle et pertinent.