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Paul Auster, Man in the Dark

Publié le 05 septembre 2008 par Menear
Je chronique rarement le dernier Auster à reculons. Aujourd'hui si. Man in the dark, sorti en août dernier (tout chaud), pas encore traduit du coup (parution française d'ici janvier 2009 chez Actes Sud). Le dernier Auster donc. Coincé entre le Scriptorium et le futur « dernier Auster ». Même gabarit que le dernier « dernier Auster » d'ailleurs : un peu moins de deux cent pages. Je n'en avais lu aucune critique par choix. Je voulais débarquer en terre inconnue. Chose faite. Comme Owen Brick j'ouvre les yeux sous la surface du sol.
Paul Auster, Man in the Dark

Man in the dark (littéralement Homme dans le noir ou Homme dans la nuit) c'est un homme coupé en deux en réalité. Le narrateur est un vieil homme, il vit dans une maison en deuil, celle de sa famille. Il vit chez sa fille, seule depuis son divorce plusieurs années plus tôt. Lui-même ne peut plus vivre seul (sa femme décède plusieurs années plus tôt, bis) à cause d'un accident de voiture qui lui coute sa mobilité et son autonomie. Sa fille l'accueille d'autant plus volontiers chez elle que sa propre solitude devient invivable. Ils sont bientôt rejoint par sa petite-fille, en deuil de son petit ami, mort en Iraq. Maison du deuil, donc. Puissance trois.
Dans cette maison du deuil, l'homme dans le noir ne dort pas ou si peu. Il s'allonge dans le sombre de son titre et garde les yeux ouverts. Pour occuper le temps dans sa tête (le monde est dans ma tête, mon corps est dans le monde, plus que jamais vrai dans ce livre) il s'imagine des histoires qui n'existent que pour lui faire oublier qu'il est un homme dans le noir. L'une de ces histoires fait irruption dans le récit. Le récit devient comme l'homme au centre du livre : coupé en deux. D'un côté ce corps allongé dans la nuit, de l'autre, un personnage plongée au cœur d'une fiction qu'il ne comprend pas. Ce personnage se réveille allongé dans un énorme trou creusé pour lui sans savoir ce qu'il fait là. Le narrateur accouche alors d'un second homme dans le noir. L'incipit (résolument l'un des plus percutant d'Auster malgré son immobilité totale) parle de lui-même.
I am alone in the dark, turning the world around in my head as I struggle another bout of insomnia, another white night in the great American wilderness.
Je suis seul dans le noir, à retourner le monde dans ma tête, à luter contre une autre crise d'insomnie, un autre nuit blanche dans la grande Amérique sauvage. (traduction personnelle et bancale as usual)
La première partie du roman se déroule de la façon suivante. Auster alterne les pages, et les personnages avec. Dix pages au cœur des pensées du narrateur, ses souvenirs, ses errances dans le passé et la reconstruction des situations familiales qui ont conduit à ce moment précis, puis dix autres pages centrées sur la fiction, l'uchronie (l'histoire dans l'histoire est celle d'une Amérique parallèle en pleine guerre de sécession), le personnage au cœur de l'uchronie. L'équilibre est scrupuleusement maintenu. C'est ce qui fait le sel du livre. Auster y décline ses thèmes de prédilection habituels, mais cette fois ci avec une noirceur, une cruauté (vis à vis de son pays, de son époque, de son art) qui vont chercher au-delà du Scriptorium (qui était certes un livre très intéressant mais qui ratait presque le coche en teintant ses pages de fan service littéraire, un texte totalement opaque et inaccessible au néophyte). Cet équilibre narration/narration dans la narration se maintient pendant une centaine de pages, soit la moitié du livre et puis patatra. Le livre se coupe en deux à son tour.
Une fois l'équilibre rompu, une très désagréable impression de tâtonnement se fait sentir. L'impression, aussi, qu'Auster dirige son récit au fil de la plume, sans autre fil directeur que celui de l'humeur du moment. Le syndrome Martin Frost se répète, cette fois dans l'un de ses livres. L'impression de pouvoir lire dans les pensées de l'auteur au moment où : « il me reste cent pages, qu'est-ce que je vais bien pouvoir raconter ? » L'impression que l'auteur, comme le lecteur d'ailleurs et même le narrateur, à qui l'on fait jour un rôle bien ingrat, perd son temps. S'en suit alors une ribambelle d'anecdotes, certes agréables, certes sympathiques, mais qui n'ont strictement rien à voir avec la première moitié du livre (ou si peu). Auster laisse discuter ses personnages sans aucune direction d'acteur (syndrome Martin Frost, bis) et c'est péniblement que l'on se réjouit d'en être arrivé au bout. Entre temps, Man in the dark sacrifie tous les espoirs que la narration laissait entrevoir durant la première moitié du livre. Car cette première moitié est véritablement brillante : peinture pertinente d'une époque sens dessus dessous, des pages noires d'un monde de terreur permanente, un monde sans avenir, un monde qui ne dort pas, un monde qui fantasme des meurtres en série, un monde qui en rêve d'autres pires encore ; un monde dans le noir. Puis le soufflet retombe. La fin s'écoule sans passion, sans génie.
Man in the dark n'est pas en soi un mauvais livre, c'est un livre raté. The Brooklyn Follies, l'avant dernier « dernier Auster » n'était probablement pas plus intéressant que cette deuxième moitié lacunaire, simplement avec Brooklyn Follies Auster avait eu l'honnêteté d'assumer une fiction de pure divertissement, anecdotique et agréable sans aller chercher plus loin. Notre homme dans le noir, lui, se met à rêver d'ambitions qu'il ne peut concrétiser, il nous promet un chef d'œuvre qu'il n'est pas capable de produire. Cruelle déception.
[Article également disponible sur Culturopoing]

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