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Parfaitement opérationnels et invivables

Publié le 31 juillet 2008 par Menear
Ecrit le 9 août mais daté du 31 juillet pour cause de blackout bis.
Quand il entra deux heures plus tard dans les locaux de la Brigade, le chien sous le bras, personne ne le salua vraiment. Il régnait une excitation particulière qui propulsait les agents à travers les salles comme des objets mécaniques au rythme déréglé, il s'épandait une odeur de sueur matinale. Ils se croisaient sans trop se voir, échangeaient des mots abrégés, semblaient éviter le commissaire.
- Un événement ? Demanda-t-il à Gardon, qui ne paraissait pas touché par la perturbation.
Généralement, les perturbations atteignaient le brigadier avec quelques heures de retard et très amorties, comme le vent de Bretagne vient s'afaisser sur Paris.
- Ce truc du journal, expliqua-t-il, et ces trucs du labo, je crois.
- Très bien, Gardon. La voiture beige, la 9, il faut l'emmener au nettoyage. Demandez le traitement spécial, sang, boue, désordre général.
- Ça va poser un sacré problème, je crois.
- Ça ira, les housses sont plastifiées.
- Je parle du chien. Vous avez ramassé un chien ?
- Oui. C'est un porteur de crottin.
- Ça va faire du dégât avec le chat. Je ne vois pas comment on va gérer ça.
Adamsberg se sentit presque envieux. Gardon avait en commun avec Estalère de n'utiliser aucune échelle de gravité, d'être incapable de classer les éléments par ordre d'importance. Pourtant, le brigadier avait vu comme les autres l'atroce pataugière de Garches. A moins que ce ne soit sa manière de se protéger et, en ce cas, il avait sans doute raison. Raison aussi de s'inquiéter pour la cohabitation du chat et du chien. Encore que l'énorme et apathique chat mâle qui vivat à la Brigade ne fût pas prédisposé à l'action, aplati sur le capot tiède d'une des photocopieuses. Trois fois par jour et à tour de rôles, les agents de la Brigade – en priorité Retancourt, Danglard et Mercadet, très sensible à l'hypersomnie du chat – devaient porter la bête de onze kilos jusqu'à son plat et rester auprès d'elle tandis qu'elle mangeait. C'est pourquoi on avait fini par installer une chaise près de l'écuelle, pour que les agents puissent continuer leur travail sans s'impatienter ni presser le chat.
Le dispositif était aménagé à côté de la salle du distributeur de boissons, et il arrivait de sorte qu'hommes, femmes et bête se désaltèrent ensemble au point d'eau. Alerté de cette dérive, le divisionnaire Brézillon avait exigé le départ immédiat de l'animal sur papier officiel. Lors de sa visite semestrielle d'inspection – qui visitait essentiellement à emmerder le monde vu les résultats indiscutables de la Brigade –, on rangeait prestement les coussins qui servaient de couchette à Mercadet, les revues d'ichtyologie de Voisenet, les bouteilles et les dictionnaires de grec de Danglard, les revues pornographiques de Noël, les vivres de Froissy, la litière et l'écuelle du chat, les huiles essentielles de Kernorkian, le baladeur de Maurel, les cigarettes de Retancourt, et ce jusqu'à rendre les lieux parfaitement opérationnels et invivables.
Lors de cette phase d'épuration, seul le chat posait problème, miaulant terriblement dès qu'on tentait de l'enfermer dans un placard. Un des hommes l'emportait donc dans la cour arrière et attendait dans une des voitures le départ de Brézillon. Adamsberg avait par avance refusé de faire disparaître les deux grands bois de cerf qui gisaient au sol de son bureau, arguant qu'il s'agissait de la pièce maîtresse d'une enquête. A mesure que le temps passait – trois ans à présent que les vingt-huit agents étaient installés dans ces locaux –, l'opération de camouflage devenait chaque fois plus longue et ardue. La présence de Cupidon n'arrangerait rien, mais il n'était là, normalement, qu'à titre provisoire.
Fred Vargas, Un lieu incertain, Viviane Hamy, P.125-127.

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