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Prologue

Publié le 02 juillet 2008 par Menear
Je termine de réécrire le prologue de Coup de tête. Cela fait partie de mes relectures de la première partie (quatrième jet) terminée il y a peu. Je crois que j'ai à présent atteint une version plausible : je m'approche d'un résultat qui pourrait tout à fait ressembler au résultat final. Je n'avais pas prévu de mettre ce petit bout de texte en ligne, mais l'idée me plaît finalement. Il ne s'agit que du prologue, en revanche, je ne compte pas tout publier au fur et à mesure.
Prologue. Jour zéro.
Et toi Ajay, tu t'es déjà cherché dans les reflets turquoises d'une piscine municipale ? Ton visage entre les lames mosaïques qui ondulent à l'ombre du fond. Tes yeux déformés quelque part à la surface. Ce goût de chlore raclé contre la gorge.
Je les vois, ces lignes striées au fond du bassin, je les vois qui se défont à mesure que l'eau par dessus les recouvre. Je les vois, aujourd'hui ou ailleurs, parce qu'elles sont gravées sur le revers de mes pupilles, je crois.
Cherche-moi. A la ligne d'eau numéro quatre. Les orteils crispés au bord du plongeoir. Les frissons circulaires sur la peau. De haut en bas et inversement. Mon corps paré, immobile. Ne reste plus que le départ à donner. J'attends que le signal éclate.
A ma droite, je tourne la tête, au premier couloir, je reconnais le corps de Nil. Un seul coup d'oeil est suffisant. Ses épaules déjà luisantes. Il a posé son gros sac bleu dans le coin et il sert l'élastique de ses lunettes. Il porte des palmes au bout des chevilles. Son regard et le haussement de sourcils qu'il me lance. Ses lèvres bougent, il se tourne vers Arjeen-Mangel au couloir deux. De là où je me trouve, j'entends pas vraiment ce qu'ils se disent. Mais je la vois, elle, sourire du bord des cils, un de ces rictus qu'elle a des fois, et puis elle laisse pivoter son corps en arrière. Sa peau reflète à son tour les reflets bleus-verts du chlore en suspend. Son maillot de bain rouge tatoué sur ses hanches et sur ses seins. Ses jambes croisées, sa peau nette glacée sur le carrelage. Est-ce qu'elle sait au moins qu'on n'est pas censé fumer dans une piscine municipale ?
Mais je me concentre, Ajay. Mes yeux fixés sur le bout de la ligne, ta silhouette en toile de fond. Pas question de perdre cette course, je pense – j'explique, j'entends.
Tout contre le rebord de ma pupille, à droite, je laisse glisser les mains et les bras de ce corps que j'essaie d'ignorer. C'est lui, tu sais. Lui : le monstre d'avant. Lui que j'ai déjà trop souvent eu le temps d'oublier. Ses cheveux bleus en vrac sous un bonnet jaune vif. Ses bras et ses épaules moulinés, brassés dans l'air contre ma pupille, à droite. Son torse tracé dans le prolongement. Je garde la tête fixe, je me dis. Ne jamais croiser son regard, je me dis. Je me laisse pas déconcentrer. On ne nage pas pour les autres.
Ces lignes qui ondulent, qui perdent leur justesse sous la surface, quand on les fixe trop longtemps, on finit par perdre tout sens des perspectives. On a la vue qui tangue. Dingue.
T'as remarqué l'homme-grenouille juste à ma gauche ? Il est assis sur le plongeoir, à l'envers du sens de l'eau. Sa combinaison le recouvre des pieds à la tête. Il porte une bouteille d'oxygène sur le dos. De là où je me trouve, j'aperçois seulement la base de sa nuque, fondue, moulée dans la combinaison. Peut-être que je le connais, Ajay, mais en réalité je sais pas. Je me dis qu'il a rien à faire ici. J'ai bien une petite idée de qui ça pourrait être, mais quand j'y pense je me ravise. C'est juste impossible.
On me fait signe que le départ risque d'être retardé à nouveau. Tout ce sang dans mes chevilles tape contre le sol. Je me décrispe les muscles. C'est jamais très bon de rester figé dans la même position pendant des heures. Je décolle mes pieds de la surface du plongeoir. Je laisse vriller mes bras autour de mes épaules pour les délier. Je tourne le dos à la tribune à moitié vide sur la droite. Je reconnais pourtant des visages que je souhaiterais fuir. Effacer. J'aperçois aussi, dans la parenthèse de l'instant, la lettre M taguée en gras sur le rebord de la tribune. La peinture continue de couler un petit peu. Elle glisse entre les rainures des carreaux. Soupir.
Peut-être parce que je suis tendu, peut-être parce que je m'ennuie, je vais jusqu'à me pencher contre la surface de l'eau. La fraîcheur, un instant. Le chlore saturé. Je glisse les doigts de ma main droite entre les fils de l'eau. Je regarde ailleurs. Je ne sens rien, mais je fais comme si.
Entre les couloirs six et sept, j'aperçois sans le vouloir leurs deux corps qui se frôlent, plus ou moins par accident. Je ne m'en détourne pas. Ils font bien ce qu'ils veulent. Ercini-Fort et son maillot noir qui luit contre sa peau. Elle se rapproche de Karl et de son corps délavé qu'il plante par dessus son short de bain. Aucune chance qu'il arrive à gagner avec ça, je pense, parce que c'est pas réglementaire. Et puis aussi : ça ralentit. Une fois immergé, ça glisse mal, ça glisse moins. Leurs épaules respectives se trouvent par moments. Ils ne prêtent pas attention à l'horloge qui continue de tourner. Pas sérieux, je pense.
On nous fait signe, enfin. Tous les sept participants prêts à se lancer à l'eau. Les pieds fondus contre la moiteur du plongeoir, les orteils crispés tout au bord.
Dis-moi, Ajay, pourquoi quand je ferme les yeux et que je pense à toi, c'est toujours ta main tendue que j'imagine en premier ?
Nous n'attendons plus que le signal éclate, aigu entre les crânes.
J'ai attendu toute ma vie que le signal éclate.
Nous n'attendons plus que l'eau glaciale enfin nous recouvre.
Nous n'attendons plus.
Parce que la course a déjà eu lieu.
Je ne sais pas qui a gagné. Je suis resté à quai. Le carrelage défait sous ma peau. Mes bras chauds autour de mes genoux. A frissonner. Suffoquer.
Je te le demande, Ajay, as-tu seulement vu tous ces corps rassemblés au même endroit auparavant ? Et pour autant, je pense, est-ce qu'on est obligé d'appeler ça mentir ?

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