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Rodrigo Fresán, Les jardins de Kensington

Publié le 09 avril 2008 par Menear
Avant Mantra, Rodrigo Fresán s'attaque à l'un des mythes de la littérature enfantine du vingtième siècle, à savoir Peter Pan. Ou plutôt non : au géniteur de Peter Pan, James Matthew Barrie. Ou plutôt non : à la fiction perpétuelle qui entoure à la fois Barrie et Pan. Ou plutôt non : aux Beatles. Ou plutôt : à tous ces trucs qu'il mélange et entremêle à sa guise, à ce monument pop, résolument britannique et résolument sud-américain à la fois, à ce cut-up génial et bigarré, cet hommage intemporel à la Fiction dans son ensemble. Rien que ça.
Rodrigo Fresán, Les jardins de Kensington

Les jardins de Kensington, à certains niveaux, est une biographie. Celle de James Matthew Barrie. Celle de la famille Llewelyn Davies dont les enfants, successivement, engendreront le folklore général de Peter Pan. De Peter Pan lui-même. De son narrateur, Peter Hook, auteur de livres pour enfants adulés (la saga des Jim Yang) et accessoirement double inversé de Barrie. De la famille du narrateur – ses parents principalement – idoles des sixties doubles inversés des Beatles. On le comprend donc bien rapidement, malgré une masse d'informations tout à fait véridique (et au moins autant de vérités fictives) : Les jardins de Kensington n'est pas une biographie. Simplement un roman tentaculaire qui s'essaye à tous les genres.
L'histoire, c'est donc Peter Hook qui délaisse pour une nuit son personnage phare de Jim Yang (double inversé de Peter Pan, on aurait pu s'y attendre ; c'est un gamin qui remonte le temps en permanence et ne vieillit jamais). Durant cette nuit unique où tout se produit, Hook raconte la vie de James Matthew Barrie à Keiko Kai, destinataire hors texte à la double consonne (à l'instar de Maria-Marie dans Mantra), omniprésent quoique éternellement absent du récit (à l'instar de Maria-Marie dans Mantra, précisons par ailleurs que ces deux livres sont écrit durant la même période).
La structure du roman est exemplaire. On pourrait la décomposer en trois parties distinctes :
- le début de l'histoire de Barrie : naissance de Peter Pan
- les prolongements multiples et personnels soit les divagations sur Hook, sa famille, ses héros
- retour sur l'histoire de Barrie.
Le texte, relativement condensé (un peu moins de quatre cent pages) est saturé d'informations. Les éléments biographiques réels côtoient sans broncher les plus flagrantes et insolentes bribes de fiction. L'inverse est également vrai. Le lecteur se perd donc facilement et rapidement dans ce labyrinthe halluciné. D'autant plus halluciné que le roman reflète peu à peu l'esthétique (avant tout musicale) des sixties qui serve de décor à l'intrigue. Cette passerelle temporelle (permise, en partie, par le truchement de Jim Yang et de ses voyages dans le passé) permet l'assimilation de Peter Pan en précurseur pop tout à fait inattendu. La genèse du mythe se déploie très lentement, on se surprend à scruter minutieusement les moindres indices annonçant sa venue (dans des comportements d'enfants, dans des noms écorchés, dans des rêves, dans des cauchemars, dans d'authentiques délires de gosses) et lorsqu'il débarque, tel le monstre intemporel qu'il s'apprête à incarner, c'est en véritable popstar des années soixante. Un Beatle égaré dans les fluctuations du temps. Un Beatle qu'on applaudit à s'en rompre les mains (c'est Peter Pan qui inventerait cette façon d'impliquer le spectateur dans le spectacle en l'invitant à participer de la sorte) comme, bien des années plus tard, un autre monstre intemporel – des seventies celui-là – tendra la sienne au public dans ce cynique et merveilleux gimmie your hands cause you're wonderful qu'il imposera avant son suicide en grandes pompes. Un Beatle qui part en tournée mondiale. Un Beatle identique et perpétuellement changeant à mesure que les nouvelles saisons de représentations s'enchaînent, que le texte glisse de pages en pages, que les répliques changent, que la plume de Barrie, en permanence, réécrit ce qui, à peine sorti sur les planches, est déjà un classique. Et on fait le compte de toutes celles et tous ceux qui l'approchent, le dessinent, lui permettent de voler, l'incarnent, le dirigent, le réalisent, le réinventent ; on en vient rapidement à la conclusion que Peter Pan touche tout le monde car tout le monde a, un jour ou l'autre, été ou voulu être Peter Pan.
Certes, se révèlent quelques temps morts. Les jardins de Kesnginton semble être un roman moins maîtrisé que Mantra. Le ventre mou de l'intrigue redresse mal les quelques ennuyeux passages qui se glissent entre les chapitres. Le principe même du cut-up permanent facilite malheureusement un rythme qui a tendance à trop souvent se saccader, un rythme qui perd son rythme, justement, lorsque la folie habituelle du début (et de la fin), parfois, ne suit plus.
Il n'empêche, Fresán est un bon, très bon, biographe de fiction. Il infiltre une littérature dont il n'est en rien le disciple qu'il paraît aux premiers abords (selon ses propres aveux, perdus dans les remerciements de fin de livre), dans une langue qui n'est pas la sienne, une culture et une époque qui n'est pas la sienne. Il s'infiltre presque biologiquement, suivant l'exemple même de son propre texte (cf. le passage cité ci-dessous) ; il devient une ombre (et l'ombre est dans ce livre une thématique essentielle, cf. le passage cité sur le blog avant-hier) chez les Llewelyn Davies, une ombre parmi les ombres.

Je pars, je suis un ovule récemment fécondé dans l'utérus de Sylvia Llewelyn Davies. Je suis la fiction secrète de l'amour, la réaction anatomique et la radiation physique de quelque chose qui n'était encore hier qu'un spermatozoïde – un spermatozoïde impair et gaucher – d'Arthur Llewelyn Davies. Je suis un garçon – ou la fille qu'Arthur aimerait tant avoir – qui va vivre dans le ventre de Sylvia, juste assez longtemps pour assister à la première, et qui disparaîtra ensuite sans que personne, pas même Sylvia, ait remarqué sa présence. Je m'en irai à la prochaine menstruation – je serai la fleur rouge d'une seule nuit, le plus perdu des lost boys –, je nagerai dans les égouts de Londres qui se jettent dans le fleuve et, de là, je gagnerai l'océan pour ne plus revenir.

Rodrigo Fresán, Les jardins de Kensington, Seuil, trad : Isabelle Gugnon, p. 235.
Si Mantra était un roman sur le labyrinthe physique (organique, géologique, historique, sociologique, asphaltique) de Mexico, Mexico, Les jardins de Kensington est quant à lui un roman sur le labyrinthe permanent qu'est la fiction de Peter Pan (la double consonne, par hasard peut-être, encore) et, plus universel, la fiction en général. Parce que le récit est tissé entre des réseaux de doubles enchaînés les uns aux autres (Peter Pan et Hook/Crochet, Hook/Narrateur et Barrie, Peter Pan et Barrie, Peter Pan et Michael Llewelyn Davies, son modèle le plus fidèle, Peter Pan et Jim Yang, Jim Yang et Hook, son créateur, Jim Yang et Keiko Kai, les Victorians et les Beatles ; ça pourrait encore durer longtemps). Parce que le roman inverse les notions de biographie et de fiction, dans un sens comme dans l'autre. Parce que ce roman est à la fois un hommage à la musique que son auteur adore, parodie, plagie et réinvente ainsi qu'à la littérature dont il perpétue une tradition presque structurante, celle de la métafiction ; Fresán génère une fiction qui génère une fiction qui génère une fiction qui génère le roman que l'on est en train de lire et de réécrire dans notre tête. Fresán orchestre avec talent un labyrinthe qui convulse et se retourne en permanence, tantôt biographie fictive, tantôt fiction sur la biographie, parfois fiction de l'essai, souvent réflexion sur la fiction. Un Ouroboros à l'ombre déployée, en somme, comme avant lui les grands maîtres du genre Cervantes, Proust et Roussel en tête (on pense également, la notion de maître en moins, et parce que je l'ai chroniqué il y a un an environ, à Michal Ajvaz, qui s'en sortait très bien dans cette dimension là, lui aussi).
Les jardins de Kensington porte en lui les germes d'un chef d'oeuvre, Mantra. Indépendamment de cette filiation parfois flagrante, il s'agit malgré tout d'un très bon livre en lui-même. Rodrigo Fresán, auteur quasi apatride, à l'aise tout aussi bien à Mexico qu'à Londres, peint à l'hybride Peter-Pan-Barrie une ombre profonde, labyrinthique, tentaculaire et fascinante dans laquelle on se laisse couler sans honte et sans hésiter. « Mourir doit être une aventure terriblement formidable ! »
[Article également disponible sur Culturopoing]
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Ajout du 18 septembre 2008 :
J'apprends ces jours-ci que le rythme de parution des oeuvres de Rodrigo Fresán en France ne correspond pas à celui de ses parutions originales. Par conséquent,
Les jardins de Kensington ne précède pas Mantra mais l'inverse. Les influences et liens de l'un sur l'autre ne sont pas pour autant gommés mais simplement renversés.

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