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Ombre noire d'Hamlet accidentel

Publié le 07 avril 2008 par Menear

Le personnage est l'ombre.
L'ombre de Peter Pan.
Dans Peter and Wendy, Mrs. Darling entend pour la première fois le nom de Peter Pan alors qu'elle « s'efforce de mettre un peu d'ordre dans l'esprit de ses enfants ». Barrie nous explique que le soir, une fois leurs petits endormis, les mères entrent dans leurs chambres sur la pointe des pieds pour fureter dans leur tête et y faire du rangement. Ainsi, le lendemain matin, leur esprit ne s'éveille pas dans un complet désordre égaillé par terre. Barrie précise que c'est « un peu comme mettre de l'ordre dans un tiroir » pour qu'en ouvrant les yeux « les polissonneries et le mal avec lesquels ils se sont mis au lit » soient « pliés avec soin et relégués au fond de leur esprit ; et par-dessus, bien aérées, sont étalées les plus jolies pensées, prêtes à les vêtir ».
Occupée à cette tâche, Mrs. Darling découvre le nom de Peter Pan, qui sonne comme un écho dans la tête chaotique de la fillette qu'elle a été. Wendy lui dit qui est Peter Pan et ajoute qu'il vient souvent lui rendre visite et entre par la fenêtre.
Un soir, en allant embrasser ses enfants avant qu'ils ne s'endorment, Mrs. Darling découvre Peter Pan. La chienne Nana aboie, Peter Pan s'enfuit en volant mais Nana attrape son ombre en fermant la fenêtre. Elle la tient dans sa gueule. Mrs. Darling l'accroche au rebord de la fenêtre pour que Peter Pan revienne la chercher puis, inquiète à l'idée qu'on puisse croire qu'elle « a laissé du linge suspendu au-dehors », ne voulant pas « nuire à la réputation de sa maison », elle décide de rouler l'ombre et de la ranger soigneusement dans un tiroir. Peter Pan revient le lendemain soir mais ne trouve pas son ombre. Clochette lui montre le tiroir. Peter Pan la déplie, mais n'arrive pas à la remettre en place. Il sanglote, réveille Wendy, qui la lui coud sur les talons.
Perdre son ombre, c'est perdre l'équilibre.
Qu'elle soit devant ou derrière nous, notre ombre, c'est notre mémoire.
Moi aussi j'ai perdu mon ombre quand j'étais petit. Ce n'est pas une chienne qui l'a tranchée avec le battant d'une fenêtre. Ce n'est pas ma mère qui est venue un soir la plier tendrement et la glisser sous mon oreiller. Non, je l'ai coupée moi-même, comme ces animaux qui s'amputent à coups de dents de leur patte prise au piège. Je l'ai coupée quand j'étais encore un enfant, mon ombre noire d'Hamlet accidentel, de prince destructeur de ma lignée. Après l'avoir coupée, je l'ai roulée comme un fin ruban et nouée autour de mon bras, en signe de deuil muet pendant les funérailles de Baco, de Sebastian « Darjeeling » Compton-Lowe et d'Alexandra Swinton-Menzies. Mon ombre est pratique et malléable, aisément transformable en cravate ou en mouchoir.
Je l'ai encore, Keiko Kai.
Laisse-moi te la montrer.
Permets-moi de te bander les yeux avec.

Rodrigo Fresán, Les jardins de Kensington, Seuil, trad : Isabelle Gugnon, P. 276-277.
Cet extrait illustre à merveille l'esthétique de Fresán lorsqu'il se rapproprie le mythe de Peter Pan. C'est d'abord une fausse biographie de James Matthew Barrie, le créateur de Pan. Puis le livre glisse vers le mythe, la fiction (ou plutôt les fictions qui composent Peter Pan), qui elle-même se retourne autour du narrateur, lui-même double inversé de James Matthew Barrie, et donc de Peter Pan, avant de recouvrir le destinataire du roman, Keiko Kai, un autre double d'un autre double de Peter Pan. Et suivant ces parcours, la fiction s'enroule autour de la fiction, autour de la méta-fiction, autour du lecteur lui-même et l'ombre de Peter Pan se diffuse, partout, tatouée sur toutes les pages, toutes les surfaces, tous les visages.

Ouroboros.


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