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Que nos corps pour vivre

Publié le 31 mars 2008 par Menear
J'ai mis près de deux cent pages pour réellement rentrer dans Le coeur est un chasseur solitaire. Peut-être la paresse, peut-être les courbatures, peut-être la médiocre traduction. Mais au bout de deux cent pages, je m'y sens bien : la structure, le découpage, les croisements des personnages les uns avec les autres. La dimension sociale, ici, plutôt. Le Sud dans toute sa splendeur et sa pauvreté. Sa misère.

« Nous tous qui sommes ici dans cette chambre, nous n'avons pas de biens privés. Peut-être un ou deux sont-ils propriétaires de la maison qu'ils habitent ou ont-ils mis un dollar ou deux de côté..., mais nous ne possédons rien qui ne contribue à entretenir directement notre vie. Nous ne possédons que nos corps pour vivre. Nous les vendons quand nous partons le matin au travail et quand nous peinons toute la journée. Nous sommes forcés de les vendre à n'importe quel prix, n'importe quand, pour n'importe quoi. Nous sommes forcés de vendre nos corps pour pouvoir manger et vivre. Et le prix qui nous est donné est juste suffisant pour que nous ayons la force de travailler plus longtemps pour le bénéfice des autres. Aujourd'hui on ne nous met plus sur une plate-forme pour nous vendre à l'encan. Mais nous sommes forcés de vendre notre force, notre temps, nos âmes pendant chaque heure que nous vivons. Nous avons été affranchis d'une sorte d'esclavage pour retomber dans un autre. Est-ce la liberté ? Sommes-nous encore des hommes libres ? »

Carson McCullers, Le coeur est un chasseur solitaire, Le livre de poche, trad : Marie-Madeleine Fayet, P. 241-242

Depuis des années, la ville n'avait pas connu un hiver aussi froid. Le givre blanchissait les vitres et les toits. La lumière de l'après-midi était voilée d'une brume jaunâtre et les ombres délicatement bleutées. Dans les rues les flaques d'eau étaient recouvertes d'une mince croûte de glace et on disait que, le lendemain de Noël, il était tombé de la neige à dix milles au nord de la ville.
Singer n'était plus le même. Il avait repris les longues promenades qui l'avaient occupé pendant des mois après le départ d'Antonapoulos. Ces promenades s'étendaient à la ville entière. Le long de la rivière, il parcourait les quartiers surpeuplés rendus encore plus misérables par suite de la fermeture des usines. Beaucoup d'yeux exprimaient une sombre tristesse. Maintenant que les ouvriers étaient condamnés à l'inaction, une certaine agitation se manifestait. Il y eut une épidémie de nouvelles croyances. Un jeune homme qui avait travaillé dans une teinturerie proclama brusquement qu'il y avait en lui un pouvoir sacré. Il avait reçu du Seigneur la mission de donner de nouveaux commandements. Le jeune homme dressa une tente et des centaines de personnes vinrent tous les soirs se rouler sur le sol et se secouer les unes les autres, parce qu'elles se croyaient en présence de quelque chose de surnaturel. Il y eut aussi des meurtres. Une femme qui ne gagnait pas assez pour se nourrir crut qu'un contremaître avait gardé une partie de son salaire et lui enfonça un couteau dans la gorge. Une famille de nègres alla s'installer au bout d'une des rues les plus lépreuses, et ce fait causa une telle indignation que la maison fut brûlée et le noir abattu par ses voisins. Mais ce n'étaient que des incidents. En réalité rien n'était changé. La grève dont on parlait toujours n'éclatait jamais parce que l'union n'existait pas. Tout restait comme avant. Même pendant les nuits les plus froides le manège de Sunny Dixie ouvrait ses portes. Les gens se battaient, rêvaient et dormaient comme avant. Et, par habitude, ils rétrécissaient le champ de leurs pensées de façon à ne rien envisager de plus lointain que le lendemain.

Ibid, P. 251-253

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