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M'sieur #2

Publié le 18 mars 2008 par Menear
On va rebaptiser les classes. Voir ce qu'on peut tirer de ces noms de légumes une fois déformé par le voile de la fiction. Deux quatrièmes, deux troisièmes. Voilà :
- les 4e blettes : 4e putain-j'vais-les-foutre-dans-un-mixeur
- les 4e aubergines : 4e on-se-laisse-aller
- les 3e fenouil : 3e neurasthéniques
- les 3e haricots : 3e j'vais-en-passer-un-par-la-fenêtre-ça-va-pas-tarder.
Bien.
On ne peut pas dire que ce soit idéal, jusque là. Jusque là, c'est à dire : cinq jours de cours ou un peu moins de vingt heures de cours. Je dis « cours », je devrais plutôt dire « baby-sitting ». De toute évidence je suis là pour meubler, pour empêcher les gamins d'oublier l'intégralité de ce qu'ils ont vu ces derniers mois. C'est tout. Je ne suis certainement pas là pour leur apprendre quoi que ce soit. Et on oublie le brevet blanc de la semaine prochaine ou bien les orientations en cours de réflexion parce qu'eux-mêmes, ils s'en tapent. Moi, je suis là pour les occuper un peu, boucher les trous de leurs emplois du temps. Je suis une nounou à 28€ de l'heure. Soit.
Les cours que je prépare ne sont pas franchement très élaborés. Je prends appuis sur le livre qu'ils utilisent. Je poursuis les séquences interrompues lors de l'absence de Mme Mai. Je l'ai de temps en temps au téléphone. Elle me donne un sujet de devoir à leur donner, je m'exécute. Je le corrige. J'y passe des heures, même si ce n'est qu'un banal questionnaire de lecture (la journée de jeudi est atroce : levé 5h30, je finis de corriger mon premier paquet de copies à 21h, sans avoir eu le temps de préparer les cours du lendemain ; je me couche en ayant la certitude que je n'y retournerai pas le vendredi). Je me sers aussi des erreurs et des fautes récurrentes que je lis dans leurs copies. Ils ont un faible niveau dans l'ensemble. J'emprunte à un manuel de cinquième une série d'exercices sur les participes passé, parce qu'ils ne comprennent visiblement pas la différence entre un participe passé, un infinitif et un verbe conjugué de type futur ou passé simple. Leurs phrases sont des successions de sons additionnés entre eux sans aucune cohérence. Ils écrivent « j'e » ou « m'est » pour « je » et « mais » sans scrupule, sans penser. Des sons, c'est tout. En début de cours avec mes 4e putain-j'vais-les-foutre-dans-un-mixeur, je leur dicte ce paragraphe qu'ils connaissent par coeur mais qu'ils n'appliquent pas : « une phrase commence par une majuscule et se termine par un point », etc. Oooh, m'sieur, on l'sait ça, on est pas nuls quand même. De toute évidence, si ; ils sont nuls-quand-même. Ou alors c'est qu'ils s'en foutent. Pour moi ça revient au même. Je leur fais encadrer. Je sais que ça ne sert à rien. Ça m'occupe une partie de l'heure. Je demande le silence quinze fois au bas mot. Quand j'en ai marre de gueuler, je la ferme et je me m'assois. J'attends. Ras le bol de me laisser prendre au piège. Dans ma tête, je pense aux euros qui s'écoulent, gagnés sans effort. Ça m'aide à m'en foutre, à mon tour. Alors bien sûr, ça me fait chier pour les six ou sept qui en ont marre de leur classe de merde et qui essaient de garder la tête hors du marasme ambiant. Mais je ne peux pas faire cours que pour eux. Pas que ça me déplairait. Simplement que c'est la classe entière que je dois baby-sitter.
Le reste passe de lui-même. La discipline me prend la majeure partie de mon temps. Dans ma tête, je sais que je ne suis pas crédible quand je gueule pour du calme, du silence, quand je dis, à la fin d'un devoir, « relisez-vous correctement », alors qu'il y a un an à peine, je bâclais encore mes dissert en partiel, trois heures maximum, et tant pis pour les fautes d'orthographe.
La discipline, je disais. Le problème, c'est qu'il faut se battre pour tout. Dès que je demande le moindre petit truc, dès que je pose la moindre sanction, c'est cinq minutes qu'on passe à subir les négociations minables de l'élève concerné. Alors qu'il n'est évidemment pas question de négocier. Peu importe ce qu'on leur dit, ils disent non et ils font perdre le temps de tout le monde jusqu'à ce qu'ils finissent par obéir, parce qu'ils n'ont pas le choix. Ce n'est pas juste usant, c'est aussi une perte de temps collective. Pareil quand il faut se résoudre à exclure un élève qui refuse de fermer sa gueule une bonne fois pour toute, quand il faut le faire conduire chez le principal (M. Berléand), quand il faut que je le rejoigne moi-même après le cours et que je prenne sur mon temps libre (en l'occurrence, mon temps de course-après-les-cars) pour qu'il comprenne qu'il ne faut pas me casser les couilles (je deviens très facilement vulgaire au contact de leur chiantise perpétuelle ; je me retiens en permanence de me lâcher verbalement quand ils me saoulent). Au final, une perte de temps pour tout le monde : l'élève, moi, le principal. On s'en passerait bien.
Et puis quelques perles désespérantes, aussi, quotidiennes également. Du genre, quand j'explique que dans un récit fantastique, la description du monstre est « vague » et qu'on me répond qu'on ne voit pas ce que des vagues viennent faire là-dedans, parce que bah ouais m'sieur y a pas d'eau là en fait. Même texte, même chose : le monstre est décrit comme une « combinaison de choses difformes, indescriptibles », etc. Quand je leur demande de décrire l'apparence du monstre à leur tour, j'entends des « le monstre porte une combinaison, etc. ». On voit bien la créature de Lovecraft sortir de son château en ruines de temps en temps histoire de faire quelques slaloms à Courchevel...
Heureusement que j'ai mes 3e neurasthéniques, du coup. Avec eux, je me repose un peu, même si je passe mon temps à parler tout seul, étant donné que personne ou presque ne participe. On ne peut pas tout avoir. D'ailleurs ça n'a pas d'importance, je me dis, puisque je suis juste là pour meubler. Je finis la semaine, c'est tout.
En sortant, tout à l'heure, à onze heures et quelques, j'attrape de justesse un car pour avoir enfin le privilège de rentrer pour 13h et non pour 17h/18h. Je vois glisser sur les vitres les panoramas gris-cendres de Chumuche-chumuche. Il ne fait ni beau ni moche, dehors. Je dialogue avec Fanny par texto interposé, je lui dis que l'un de mes élèves ressemble beaucoup à l'un de ses ex. Juste que je ne me souviens pas du nom de l'ex en question...
Il me reste encore une dizaine d'heures à meubler. Vendredi à 12h35, j'en aurais terminé. Et un petit week-end prolongé en Bretagne histoire de respirer un petit peu.
Rappel : pendant ces deux semaines là, aucune ligne écrite, celles du Journal mises à part. Et puis je bute sur La bâtarde, parce que plus de temps de lire, ou alors si peu. A rythme normal, je l'aurais déjà fini depuis longtemps...

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