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Tombent sur la place de grandes nappes de silence

Publié le 24 février 2008 par Menear
Se faufiler entre les phrases de la Ronde de Modiano, s'y perdre un peu, y admirer les silences, les nappes de silence : l'aridité des phrases, merde alors, les échanges infimes entre les ombres des personnages, les dialogues mimés, les nappes de silence tout autour.

Cinq heures de l'après-midi. Du soleil, tombent sur la place de grandes nappes de silence. J'ai cru distinguer une ombre derrière la seule fenêtre dont les volets ne soient pas clos. Qui habite encore au 3 bis ? Je sonne. Quelqu'un descend les escaliers. On entrouvre. Une vieille femme. Elle me demande ce que je veux. Visiter la maison. Elle me répond d'une voix sèche que c'est impossible en l'absence des propriétaires. Puis referme la porte. Elle m'observe maintenant, le front collé au carreau.
Avenue Henri-Martin. Les premières allées du Bois de Boulogne. Poussons jusqu'au lac Inférieur. J'allais souvent dans l'île en compagnie de Coco Lacour et d'Esmeralda. Dès cette époque je poursuivais mon idéal : considérer de loin – du plus loin possible – les hommes, leur agitation, leurs féroces manigances. L'île me semblait un endroit approprié avec ses pelouses et son kiosque chinois. Quelques pas encore. Le Pré Catelan. Nous y étions venus la nuit où l'ai dénoncé tous les membres du réseau. Ou bien était-ce à la Grande Cascade ? L'orchestre jouait une valse créole. Le vieux monsieur et la vieille dame à la table voisine de la nôtre... Esmeralda buvait une grenadine, Coco Lacour fumait son cigare... bientôt le Khédive et Philibert me harcèleraient de questions. Une ronde autour de moi, de plus en plus rapide, de plus en plus bruyante, et je finirai par céder pour qu'ils me laissent tranquille. En attendant, je profitais de ces minutes de trêve. Il souriait. Elle faisait des bulles avec sa paille... je les revois comme sur un daguerréotype. Le temps a passé. Si je n'écrivais pas leur nom : Coco Lacour, Esmeralda, il n'y aurait aucune trace de leur séjour en ce monde.

Patrick Modiano, La ronde de nuit, Folio, P. 82-83.

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