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Chuck Palahniuk, Peste

Publié le 22 février 2008 par Menear
On reproche souvent à l'auteur de Fight Club de réécrire sans cesse le même roman (reproche que tout le monde fait à tous les auteurs tout le temps et en permanence, entendons-nous bien). On le qualifie d'auteur trash, qui fait dans le n'importe quoi et dont les récits sont toujours agencés de la même manière : truc bizarre > personnages bizarres > révélation super-bizarre > trucs invraisemblables. Peste, probablement, ne déroge pas à la règle. Peste, paru en France en janvier dernier, est un roman-type de Chuck Palahniuk, c'est vrai, ce qui ne l'empêche pas d'être bourré de promesses et de bonne volonté. Réellement enthousiasmant.
Chuck Palahniuk, Peste

Qui est Buster 'Rant' Casey ? Voilà la question structurelle du livre. Le personnage-clé. Celui qui, habituellement, dans un roman de Palahniuk dirais « je » et entraînerait dans son sillage diverses remarques glauques, réflexions atroces et autres imagerie gore. Buster Casey, clairement le personnage principal du roman, d'autant plus que le livre est d'entrée de jeu identifié comme étant une biographie. Une « biographie orale », même, ce qui signifie que le roman se construit selon une suite de témoignages (oraux, donc) recueillis auprès de celles et ceux qui ont connus le Rant (« peste », en anglais, c'est d'ailleurs le titre du livre en VO) en question. Ce qui veut dire que Rant ne prend jamais la parole. Le portrait bâti ici est diffracté, à faces multiples, en perpétuelle évolution : les « témoins » se contredisent en permanence, les versions alternatives se succèdent et s'enchevêtrent, l'énonciation est polymorphe, la vérité, si tant est qu'il y en ait une, est perpétuellement à débusquer entre les déclarations des différents intervenants ; bref, qu'on n'adhère ou pas au procédé, peu importe, il se trouve que l'évolution majeure de l'écriture de Palahniuk passe par lui.
Le premier tiers du livre est d'ailleurs très enthousiasmant : on suit avec plaisir (sans tout comprendre encore mais qu'importe) l'évolution de Rant, ce tueur en devenir, cet ennemi public numéro un du futur, on contemple le spectacle de ses premières anomalies (cf. le passage des morsures, cité l'autre jour), on admire la naissance du monstre, celui-là même qui, on nous le dit dès le début, propagera cette épidémie de rage au travers de l'Amérique. Jusque-là, le principe de la biographie orale est parfaitement maîtrisé, on adore découvrir les différentes facettes de la réalité ; on adore.
L'ambiance mise en place est également bien posée : le flou de l'époque est agréable (il s'agit d'un futur proche, jamais réellement identifié), la « semi Science Fiction » qui s'en dégage est solide : l'intrigue s'étale sur une sorte de société chaotique, divisée entre les diurnes et les nocturnes, séparée par un couvre-feu, déchirée par ces courses underground de « Party crashing » titanesques et où les rabiques, merci à Buster Casey, ont grave la classe, deviennent les icônes de toute une génération, comme les grunges ou les punks en leur temps.
La langue est habile, prudente. Palahniuk ne tombe pas dans le piège de la « trashisation » à outrance (contrairement à ce que l'on pourrait croire, Peste n'est pas réellement gore, il s'agit plus d'une violence et d'une saleté de série Z, à l'extrême limite de la parodie en permanence, on s'en amuse plus qu'on en souffre) et parvient à varier logiquement les niveaux de langue : des péquenauds s'expriment autant que des mères de famille, des psychopathes en puissance, des scientifiques, des ados révoltés, des historiens, etc. Toute l'intelligence du récit se caractérise d'ailleurs dans cette alternance permanente de points de vue : le texte se construit petit à petit, par bribes, par instants.
On a même par moments l'impression que les enjeux du texte, comme ceux de l'intrigue par ailleurs, se rejoignent dans cette démultiplication des champs de vision : il s'agit d'un livre sur l'épidémie, sur la propagation des maladies. Or, le texte se propage, lui aussi, via ces interminables suites de témoignages, d'interrogations, de réponses, de variations. Et plus on progresse dans l'intrigue et plus les déclarations se contaminent les unes les autres, comme des rumeurs, comme des virus. Rant, au centre des débats, catalyse tous ces discours comme, le bras plongé au fond du trou, il catalysait les morsures de serpents avant de contracter la maladie. Sur ce point là : brillant.
Chuck Palahniuk, Peste

Mais ce constat ne vaut peut-être que pour une partie du livre seulement. En s'enfonçant dans les travers de l'intrigue, on comprend finalement que cette révolution que tente d'opérer Palahniuk avec Peste n'est que partielle. La progression du roman nous donne tort. On se retourne encore dans ses vieux démons. La structure générale du livre est exactement la même que Choke, Berceuse, Journal Intime, etc. ; la structure générale du livre : celle-là même que je schématisais dans mon introduction.
L'aspect Science-Fiction a beau être préservé, le grand écart expérimenté par le disciple de Spanbauer est délicat à maintenir : les déclarations successives se contredisant sans cesse, les « grandes vérités » qui permettent de dénouer les noeuds du scénario (on peut réellement parler de scénario ici) sont en permanence contre-balancée par d'autres révélations qui pencheraient plutôt vers l'hypothèse de la folie furieuse. La tentative est intéressante, quoique résolument classique : poser des probabilités, des éventualités, que la narration ne prend jamais le risque de confirmer ou d'infirmer. Le texte est ouvert à interprétation. Malheureusement, si l'idée est sympathique, le carcan de la « biographie orale » la radicalise complètement : on établit donc une vérité bicéphale beaucoup trop manichéenne pour être intéressante. On retombe dans le dilemme des diurnes VS les nocturnes. Le politiquement correct VS la culture underground. Eux qui contrôlent la société VS nous, les marginaux exploités par elle. Facile. Trop lisse pour pouvoir être pertinent.
Que reste-t-il de ma lecture de Rant, pourtant ? Du plaisir. Un peu de déception-frustration. On salue la tentative, on s'attache aux scènes amusantes et autres clins d'oeil porno-trash à peine déguisées (Rant est capable de deviner le régime alimentaire d'une femme sur plusieurs semaines simplement via un cunnilingus), on rigole par moment, on reconnaît dans certains passages furtifs le génie singulier de Palahniuk à traquer l'absurdité du monde moderne, mais au-delà ? Peste laisse un arrière-goût un peu amère dans la bouche : on mesure les immenses capacités du livre pour au final retomber sur une prose habituelle, convenue. C'est l'impression que laisse tous les livres de Palahniuk, malheureusement (tous ceux que j'ai lu, en tout cas). Tous apparaissent comme agréables, sympathiques, « pleins de bonnes idées », mais aucun ne s'élève vraiment au rang de livre important, puissant, pertinent. Dommage. Cette percussion, je l'attends toujours. J'attends encore qu'il franchisse un palier, j'attends toujours un American Pycho, rien de moins.
Au-delà :
- L'extrait des "morsures" cité il y a quelques jours.
- La critique de Fluctuanet.
- La critique du Cafard cosmique.
- The Cult, le site web de Chuck Palahniuk.
- Le site officiel du livre (avec quelques extraits audio, en anglais bien sûr).
[Article également disponible sur Culturopoing]

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