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Le sommeil de la muette

Publié le 06 décembre 2007 par Menear
Citons, citons, ne serait-ce que pour boucher les trous du calendrier (celui du menu j'entends). Sodome et Gomorrhe bientôt terminé et un extrait amusant (pour changer ?) qui met en scène le Dr Cottard chez les Verdurin. D'autant plus amusant quand on se souvient de ses prestations mondaines dans les premiers tomes (malheureusement je n'ai pas retrouvé d'extrait intéressant à proposer en miroir, tant pis... si quelqu'un se dévoue cela dit je m'engage à éditer le billet après renseignement !).

Maintenant Mme Cottard dormait tout à fait. "Hé bien! Léontine, tu pionces, lui cria le professeur. - J'écoute ce que dit Mme Swann, mon ami, répondit faiblement Mme Cottard, qui retomba dans sa léthargie. - C'est insensé, s'écria Cottard, tout à l'heure elle nous affirmera qu'elle n'a pas dormi. C'est comme les patients qui se rendent à une consultation et qui prétendent qu'ils ne dorment jamais. - Ils se le figurent peut-être, dit en riant M. de Cambremer." Mais le Docteur aimait autant à contredire qu'à taquiner et surtout n'admettait pas qu'un profane osât lui parler médecine. "On se ne figure pas qu'on ne dort pas, promulgua-t-il d'un ton dogmatique. - Ah! répondit en s'inclinant respectueusement le marquis, comme eut fait Cottard jadis - On voit bien, reprit Cottard, que vous n'avez pas comme moi administré jusqu'à deux grammes de trional sans arriver à provoquer la somnescence - En effet, en effet, répondit le marquis en riant d'un air avantageux, je n'ai jamais pris de trional, ni aucune de ces drogues qui bientôt ne font plus d'effet mais vous détraquent l'estomac. Quand on a chassé toute la nuit comme moi dans la forêt de Chantepie, je vous assure qu'on n'a pas besoin de trional pour dormir. - Ce sont les ignorants qui disent cela, répondit le Professeur. Le trional relève parfois d'une façon remarquable le tonus nerveux. Vous parlez de trional, savez-vous seulement ce que c'est? - Mais... j'ai entendu dire que c'était un médicament pour dormir. - Vous ne répondez pas à ma question, reprit doctoralement le Professeur qui, trois fois par semaine, à la Faculté, était d'"examen". Je ne vous demande pas si ça fait dormir ou non, mais ce que c'est. Pouvez-vous me dire ce qu'il contient de parties d'amyle et d'éthyle? - Non, répondit M. de Cambremer embarrassé. Je préfère un bon verre de fine ou même de Porto 345. - Qui sont dix fois plus toxiques, interrompit le professeur. - Pour le trional, hasarda M. de Cambremer, ma femme est abonnée à tout cela, vous feriez mieux d'en parler avec elle. - Qui doit en savoir à peu près autant que vous. En tout cas, si votre femme prend du trional pour dormir, vous voyez que ma femme n'en a pas besoin. Voyons Léontine, bouge-toi, tu t'ankyloses, est-ce que je dors après dîner moi? qu'est-ce que tu feras à soixante ans si tu dors maintenant comme une vieille? Tu vas prendre de l'embonpoint, tu t'arrêtes la circulation. Elle ne m'entend même plus. - C'est mauvais pour la santé ces petits sommes après dîner, n'est-ce pas, docteur? dit M. de Cambremer pour se réhabiliter auprès de Cottard. Après avoir bien mangé il faudrait faire de l'exercice. - Des histoires! répondit le docteur. On a prélevé une même quantité de nourriture dans l'estomac d'un chien qui était resté tranquille, et dans l'estomac d'un chien qui avait couru, et c'est chez le premier que la digestion était la plus avancée. - Alors c'est le sommeil qui coupe la digestion. - Cela dépend s'il s'agit de la digestion œsophagique, stomacale, intestinale; inutile de vous donner des explications que vous ne comprendriez pas puisque vous n'avez pas fait vos études de médecine. Allons, Léontine, en avant harche, il est temps de partir. "Ce n'était pas vrai car le docteur allait seulement continuer sa partie de cartes, mais il espérait contrarier ainsi de façon plus brusque le sommeil de la muette à laquelle il adressait sans plus recevoir de réponse les plus savantes exhortations. Soit qu'une volonté de résistance à dormir persistât chez Mme Cottard, même dans l'état de sommeil, soit que le fauteuil ne prêtât pas d'appui à sa tête, cette dernière fut rejetée mécaniquement de gauche à droite et de bas en haut, dans le vide, comme un objet inerte et Mme Cottard balancée quant au chef, avait tantôt l'air d'écouter de la musique, tantôt d'être entrée dans la dernière phase de l'agonie. Là où les admonestations de plus en plus véhémentes de son mari échouaient, le sentiment de sa propre sottise réussit: "Mon bain est bien comme chaleur, murmura-t-elle, mais les plumes du dictionnaire... s'écria-t-elle en se redressant. Oh! mon Dieu que je suis sotte. Qu'est-ce que je dis, je pensais à mon chapeau, j'ai dû dire une bêtise, un peu plus j'allais m'assoupir, c'est ce maudit feu." Tout le monde se mit à rire car il n'y avait pas de feu.

Proust, Sodome et Gomorrhe, Folio, P. 351-352

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