Plusieurs mois que ça ne m'était pas arrivé ça : prendre le tram à Sainté et y découvrir l'espace d'un regard la silhouette d'un type qui s'y accroche. Et qui ne s'en décolle pas. Et ce regard qui va vagabonder comme ça, de lui vers moi, de moi vers lui, une petite dizaine de minutes durant.
Pas vraiment besoin de faire quoi que ce soit : le tram est bondé (heure de pointe ? je ne sais pas, je ne sais plus, je ne sais même pas quelle heure il est au moment où je monte, au moment où je valide la carte dix voyages que je me suis payée un peu plus tôt parce que ma carte annuelle est périmée et que je n'habite plus ici), juste se caler contre une place assise sans s'y asseoir et jeter un oeil distrait à droite, à gauche. Et puis le voir, lui, se caler contre une place assise sans s'y asseoir et jeter un oeil distrait à droite, à gauche, retirer son blouson, comme cette apparition juvénile qu'il est ; il a quoi ? seize, dix-sept ans peut-être ? à condition bien sûr de pouvoir deviner ce genre de truc, ce qui n'est pas forcément flagrant.
Et ce petit jeu qui durera jusqu'à ce que l'un des deux protagonistes déserte le wagon ; c'est comme ça que ça marche. Et à chaque regard, c'est une information nouvelle que je peux saisir au vol, capturer, emprunter. Un regard pour remarquer qu'il n'est pas très grand, un mètre soixante-dix peut-être, un autre pour ses fringues, un jean et un pull gris avec bandes latérales (trois, quatre) en travers : l'une est mauve, ce qui déteint du reste des teintes ternes qui l'habillent. Et à chaque regard, remâchouiller ces informations que l'on surprend, les répéter en silence, pour les faire rentrer, pour ne pas les oublier des fois que, pourquoi pas, elles pourraient inspirer quelque chose (ces lignes ?). Et parce que je n'ai pas de quoi prendre des notes, aussi, et que je suis debout alors, c'est vrai, j'en suis réduit à prendre des notes mentales tout en sachant pertinemment que ces informations là m'échapperont ; et je me trompe, puisqu'elles sont toujours là, dans ce coin précis de ma tête où tout est rattaché à ce moment précis. Un autre regard pour comprendre qu'il est jeune, évidemment mince, un sac rouge à ses pieds (Eastpack, ce genre de sac), lycéen très certainement, apparition juvénile disais-je, très belle apparition bien sûr : bien sûr qu'il est beau. Un autre pour ses cheveux châtains clairs pas réellement coiffés d'ailleurs. Et deux yeux bleus ou bien verts, difficile à dire, c'est une affaire de luminosité, des yeux qui détectent bien sûr les signes que je lui envoient et qui les renvoie lui-même parce que devenir soudainement le centre d'intérêt ne lui déplaît pas (j'interprète). Et deux yeux qui me fixent à leur tour comme un jeu de ping-pong maladroit. Parce qu'il faut que ce soit maladroit. Et une presque gêne lorsque ces regards finissent par se détourner, pour mieux se retourner et reparaître.
Et en même temps cette impression de regarder en arrière, de regarder celui que peut-être j'étais il y a quelques années et à qui je ressemblais vaguement. L'impression que tout s'est toujours passé de cette façon, dans ces wagons, à distance, par le regard, sans aucun mot, et donc, par conséquent, que rien ne s'est jamais passé.
Cette impression aussi d'inscrire dans ma tête les étapes de ces instants comme une excuse, penser à l'écrire comme une excuse : parce que ça me force à faire attention aux choses, aux autres. Parce que d'un coup, ces instants, ils prennent un sens à leur tour. Une scène banale du quotidien banale de mes déambulations banales qui s'excentrent et se fixent parce que je l'ai décidé, parce que je l'apprécie.
Instants, disais-je, car cela ne dure pas. Une dizaine de minutes peut-être et l'apparition s'évapore. C'est moi qui descend en premier et qui m'éloigne en le frôlant vaguement du bout de la manche, parce qu'il se tient près de la porte et que ces instants partagés font que. Et remâchouiller tout ça, réécrire les notes internes pour ne rien oublier. Pour finalement tout oublier une fois ces lignes fixées... à moins que la juvénile apparition ne reparaisse.