Et, comme mise en perspective, un extrait d'article critique de Paul Auster tiré de L'art de la faim le bien nommé avec, principalement, une réflexion sur ce « mal du langage » dont souffre le héros de Hamsun.J'ouvris les yeux. Comment les garder fermés d'ailleurs, puisque je ne pouvais dormir ? Et la même obscurité régna autour de moi, la même éternité noire et insondable contre laquelle ma pensée se cabrait sans pouvoir la saisir. A quoi donc pouvais-je la comparer ? Je faisais les efforts les plus désespérés pour trouver un mot qui fût assez noir pour caractériser cette obscurité, un mot si terriblement noir qu'il pût me noircir la bouche lorsque je le prononcerais. Seigneur Dieu, comme il faisait obscur ! Et de nouveau je fus amené à penser au port, aux bateaux, aux monstres noirs qui m'attendaient. Ils m'aspireraient vers eux, ils me tiendraient ferme et vogueraient avec moi par terres et par mers, à travers des états obscurs que nul être humain n'a vus. Je me sens à bord, attiré vers l'eau, plantant dans les nuages, descendant, descendant... Je pousse un cri rauque, d'angoisse, et me cramponne au lit. J'avais fait un dangereux voyage, j'étais descendu à travers les airs, dans un bruissement, comme un paquet. Comme je me sentis libéré lorsque je frappai de la main le lit de camp dur ! Mourir, c'est ça, me dis-je, maintenant tu vas mourir ! Et je restai allongé un petit moment en réfléchissant à cela : que maintenant, j'allais mourir. Alors, je me dresse dans mon lit et je demande sévèrement : qui a dit que j'allais mourir . Si c'est bien moi qui ai découvert le mot, je suis tout à fait dans mon droit de décider moi-même ce qu'il doit signifier... j'entendais bien que je délirais, je l'entendais encore tout en parlant. Ma folie était un délire de faiblesse et d'épuisement mais je n'avais pas perdu connaissance. Et la pensée me traversa soudain le cerveau que j'étais devenu fou. Saisi de terreur, je sors de mon lit. Je vais en chancelant jusqu'à la porte que j'essaie d'ouvrir, je me jette deux ou trois fois contre elle pour la faire sauter, je me cogne la tête contre le mur, je gémis tout haut, me mords les doigts, pleure, jure...
Knut Hamsun, Faim, La Pochotèque, P. 86.
Il [le narrateur] perd tout – jusqu'à lui-même. Qu'on atteigne le fond d'un enfer sans Dieu, et l'identité disparaît. Ce n'est pas par hasard que le héros de Hamsun n'a pas de nom : avec le temps, il se retrouve véritablement dépouillé de son identité. Les noms qu'il choisit de se donner sont pures inventions, imaginées dans l'inspiration d'un instant. Il ne peut dire qui il est car il ne le sait pas. Son nom est mensonge, et avec ce mensonge la réalité de son univers disparaît.
Paul Auster, « L'art de la faim » dans L'art de la faim, Actes Sud Thesaurus Vol 2, P. 483.
Il s'efforce de percer l'obscurité que la faim a créée autour de lui, et ce qu'il découvre est absence de langage. La réalité est devenue pour lui un désordre de noms sans objet et d'objets sans nom. Le lien entre l'individu et le monde est brisé.