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Nancy Huston, Lignes de faille

Publié le 13 avril 2007 par Menear
On (les lettreux) ne peut pas toujours lire ce qu'on voudrait lire, ce qu'on a envie de lire, ce qu'on rêve de lire, au moment où on le souhaite : il y a toujours un truc qu'on nous impose ou qu'on s'impose soi-même pour la fac. Mes étagères sont d'ailleurs remplies de livres « en attente », pas encore lus mais pas encore rangés, parce que je me dis que dès que j'ai cinq minutes, je m'y jette. Bref. Résultat : je me retrouve à lire un cadeau de noël mi-avril... Mais qu'importe. L'important, c'est ce dernier Nancy Huston, mon premier, et c'est qu'il mérite qu'on y consacre quelques octets ou quelques lignes...
Nancy Huston, Lignes de faille

Le principe, l'idée, du roman, semble d'emblée intéressant et original. La plume de Nancy Huston dévoile quatre destins d'une même famille, laissant la parole, l'un après l'autre, à quatre personnages de générations successives, d'une même « lignée », le tout allant des années quarante à nos jours. Les quatre personnages sont dès le début (petit schéma à l'appui) mis en relation les uns aux autres : on y retrouve Kristina (qui a plusieurs noms), mère de Sadie, elle-même mère de Randall qui, lui, est le père de Sol. Rien de bien nouveau là-dedans me direz-vous, sans doute, oui, mais le truc, c'est qu'ici, la progression chronologique est inversée : on remonte les générations au lieu de suivre leurs « évolutions », le premier narrateur raconte donc son histoire en 2004 et la plume remonte, via quatre parties égales (consacrées aux voix des quatre personnages, successivement narrateurs de leur histoire), jusqu'à la seconde guerre mondiale. L'autre singularité de ce roman Prix Femina 2006, c'est que tous les narrateurs (les quatre personnages, donc, mais vous aviez suivi, n'est-ce pas ?) sont des enfants agés de six à sept ans, avec toutes les particularités langagières et comportementales que cela suppose...
L'idée semble d'abord casse-gueule, parce que faire parler des enfants comme des enfants, et d'une, ce n'est pas évident, et de deux, ça peut vite devenir lourd, surtout quand ça s'étend sur plus de quatre cent pages (même si les pages des éditions Actes Sud, avec leurs huit mots par page... mais bref). Mais la canadienne s'en sort bien, très bien même : elle ne cherche pas à singer le parler-enfant, mais simplement à insuffler à ses personnages quelques expressions idiomatiques qui rendent compte de leur état et de leur âge. Exemple, les nombreuses occurrences de la tournure « ce qui... » pour expliquer un constat a priori banal pour le lecteur adulte mais qui ne l'est pas pour le locuteur enfant. De la même façon, certaines longues phrases sans ponctuation défilent souvent, exprimant la pensée bouillonnante et discontinue, en vrac, des enfants.
L'autre piège du livre aurait été de se « contenter » d'utiliser l'aspect généalogique (ou générationel, comment peut-on dire ?) dans l'unique but d'effectuer une quête de soi. Or ce n'est pas le cas. Depuis sa position privilégiée d'observateur qui surplombe ces cinquante ans d'Histoire (histoires), c'est le lecteur qui peut choisir d'orienter la lecture sur tel ou tel aspect du roman. Chaque personnage ayant ses propres buts, espoirs et appréhensions, aucune lecture n'est privilégié. Le fait que l'on retrouve certains personnages plusieurs fois, à plusieurs époques différentes (le personnage de Kristina, par exemple, est présente dans chaque partie, d'abord comme arrière-grand-mère, puis comme grand-mère, mère et enfin enfant) permet d'établir des « versions » différentes, ce qui démultiplient encore plus les points de vue. Enfin, l'autre point fort bien négocié par Nancy Huston provient de sa structure qui, à l'instar du film Memento (mais à un moindre niveau) permet quelques effets de suspens (plutôt attendus mais qu'importe) malgré la construction « à reculons » du récit.
J'ai personnellement beaucoup apprécié un aspect de ces Lignes de faille : c'est l'universalité de l'enfance, malgré leur implantation dans des contextes historiques singuliers. Plus précisément, ça veut dire que chaque personnage-narrateur-enfant est confronté grosso modo aux mêmes « épreuves », au mêmes « spectacles ». Chacun d'entre eux rend compte d'une guerre (seconde guerre mondiale, guerre froide, conflit israelo-palestinien ou guerre en Irak), chacun d'eux porte un regard sur l'évolution du monde, sur l'autre, sur la famille, le rapport à la religion ou encore l'éveil aux désirs et à la sexualité. Le rapport au monde évolue en cinquante ans (moyens de communications, lieux géographiques, etc.) mais le regard des personnages demeure tourné vers ces grandes thématiques structurantes, témoignant au passage de l'évolution des moeurs ou des progrès techniques, mais aussi de l'universalité du regard-enfant, tel que je l'écrivais un peu plus tôt.
Enfin, le rapport au langage est particulièrement bien évoqué, chaque enfant se rappropriant le monde selon ses propres mots (le choix de la narration interne n'est pas anodin). L'apprentissage des langues étrangères est d'ailleurs un passage forcé et intéressant dans la vie de ces narrateurs-enfants ; qu'il s'agisse de l'apprentissage de l'hébreu ou du polonais, Randall et Kristina s'approprie véritablement ces langues qui ne sont pas les leurs, petit à petit. L'exemple le plus parlant restant sans doute le personnage de Kristina / Erra : chanteuse de son état, elle ne chante pas avec des mots mais avec des sons dépourvus de sens (en yaourt, comme Yoko Kanno / Gabriela Robin), signe d'un rapport perturbé au langage. On découvre en effet dans la dernière partie du livre, que la Kristina enfant se perd littéralement dans ses langues d'enfant : l'allemand, le polonais, puis l'anglais. De plus, comment chanter le monde avec des mots (allemands qui plus est) après le traumatisme de la seconde guerre mondiale ? Cet aspect-là, en particulier, mérite que l'on se penche sur Lignes de faille, comme en témoigne ces deux extraits...

Tout en caressant le grain de beauté au creux de son bras gauche, maman se réchauffe la voix avec des gammes et des arpèges – mais pour elle ce n'est pas comme réciter l'alphabet, c'est plutôt comme la joie, comme de courir pieds nus sur une longue plage de sable. Elle fait signe à Peter qu'elle est prête. Après plusieurs notes courtes, accentuées, en stacatto, il tombe sur un accord, la voix de maman vient se glisser parmi ses notes, s'empare de l'une d'elles, rebondit jusqu'au ciel : c'est parti. Sur un rythme saccadé, elle descend depuis les notes aiguës, chantées avec une douceur déchirante, jusqu'aux eaux profondes et sombres des notes basses, où elle gémit comme si la vie la quittait goutte à goutte. Parfois elle fait un bruit avec les lèvres comme un bouchon qui saute, d'autres fois elle se frappe la poitrine du plat de la main pour ponctuer la musique qui coule de sa gorge. On dirait que sa voix raconte une histoire – non seulement l'histoire de sa vie mais celle de toute l'humanité avec ses guerres et ses famines, ses combats et ses épreuves, ses triomphes et ses défaites, tantôt elle se déverse en vagues menaçantes comme l'océan gonflé d'une tempête, tantôt elle est comme une chute d'eau, dégringolant la falaise et rebondissant sur les rochers pour se précipiter dans un chaos d'écume vers la sombre vallée luxuriante au-dessous. Elle dessine autour de ma tête des cercles d'or comme les anneaux de Saturne, se balance follement de haut en bas comme la danse du french cancan, se lamente et frémit, s'insinuant autour d'un fa grave comme le lierre autour d'un tronc d'arbre, pour se plonger enfin dans les eaux bleu cristal de l'accord de sol majeur que répète la main gauche de Peter... Je suis transportée. Maman a raison : personne n'a jamais utilisé sa voix comme ça. Elle est unique, ma mère, : un inventeur, un génie, une déesse du chant à l'état pur. Si Mlle Kelly pouvait l'entendre elle aurait une crise d'apoplexie et mourrait sur-le-champ, forcée de reconnaître l'inutilité de sa musique à elle.
Nancy Huston, Lignes de faille, Actes Sud, pp. 295, 296, 297, « Sadie, 1962 »
J'apprends à chanter sans paroles. Je joue avec les sons au fond de ma gorge, faisant monter ma voix très haut jusqu'à ce qu'elle perce le ciel, et la faisant descendre ensuite tout au fond de mon être, là où bouillonne la lave.
Nancy Huston, Lignes de faille, Actes Sud, p. 442, « Kristina, 1944-1945 »


A voir (lire), d'autres critiques de Lignes de faille, partagées, comme toujours, sur Acide Critique, La Lettrine ou Chez Lo par exemple.

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