Il manque à Beyrouth un musée d’art contemporain, comme il en existe dans toutes les villes internationales. Cela ne signifie pas pour autant que les créateurs actuels soient absents de la scène libanaise. Pour palier la carence des structures publiques, des initiatives privées se font jour, comme le Beirut art Center, qui organise des manifestations de qualité. Par ailleurs, récemment inauguré, un nouveau bâtiment de verre et de béton, le Beirut Exhibition Center, offre un assez vaste espace dont la vocation avouée est d’accueillir chaque année plusieurs expositions temporaires.
La première, ouverte jusqu’au 31 octobre prochain sous l’égide de Rose Issa, une spécialiste reconnue de l’art arabe et iranien, réunit neuf artistes du monde arabe autour du titre Arabicity. Difficile de traduire ce mot, dans la mesure où le concept d’arabité revêt, notamment depuis l’idéologie nassérienne, une connotation identitaire avant tout politique. Dans le sillage d’un barbarisme qu’une ancienne candidate à l’Elysée a rendu célèbre, on aurait pu suggérer « arabitude », terme qui eut probablement fait la joie de Jacques Lacan (art-habitude). Plus simplement, derrière Arabicity, se construit une réflexion sur l’identité arabe, identité qui repose sur une mosaïque de pays, de cultures, de croyances, voire de visions du monde. Qu’est-ce qu’être arabe aujourd’hui ? On imagine la multiplicité des réponses possibles et, de ce point de vue, les artistes ici réunis relèvent, chacun à leur manière, ce singulier défi, tant à travers la peinture, la sculpture que la vidéo ou l’installation. Le regard qu’ils portent n’a rien de complaisant ; s’il témoigne d’un vécu, d’une histoire contemporaine chaotique, il épingle aussi, avec une ironie parfois mordante, le poids des pressions sociales, des traditions, des stéréotypes qui entravent les libertés plus qu’ils ne les encadrent et brouillent les pistes.
Parmi les œuvres exposées, une installation de Fathi Hassan, un artiste nubien d’Egypte qui vit actuellement en Italie, fait la part belle à une forme de calligraphie monochrome ; sur des panneaux blancs, sont écrits, en noir, des mots arabes dont la traduction appelle parfois un double sens (« Ayez honte » ou « Ayez pitié ») ou s’inscrit dans un contexte, comme « Où sont les millions ? », qui fait référence à une chanson patriotique de la chanteuse libanaise Julia Boutros. Cette œuvre s’appréhende à deux niveaux : le spectateur qui lit l’arabe en saisira toutes les nuances, celui qui ne le lit pas sera confronté à une expérience esthétique proche de celle qu’il aura pu vivre devant l’installation de Stéphane Calais, dont j’avais rendu compte dans ces colonnes, tout en prenant conscience que chaque panneau recèle une signification cachée.
Autre installation basée sur l’écriture, celle de la Syrienne (qui étudia à Paris) Buthayna Ali, We, qui se compose de plusieurs rangées de balançoires maintenues dans un savant clair obscur, sur l’assise desquelles on peut lire « Liberté », « Justice », « Colère », « Culture », « Amour », etc., ainsi que des prénoms (d’enfants?) comme autant de facettes positives ou négatives de la vie.
L’Egyptien Chant Avedissian propose de son côté Icons of the Nile, un mur de pochoirs aux couleurs souvent vives ou acidulées, inspirés d’illustrations de presse très kitsch, représentant des symboles pharaoniques, des objets usuels et surtout des célébrités politiques et artistiques des années 1950 et 60, souvenirs d’une Egypte laïque aujourd’hui menacée, sinon disparue.
Plus qu’à des références au passé, le Marocain Hassan Hajjaj a choisi de porter un regard ironique sur la société contemporaine dans une série de photographies très colorées traitant de la jeunesse de Marrakech. Son humour est parfois piquant, comme lorsqu’il s’attaque aux normes de la tradition mises à mal par la modernité en représentant Miriam, une jeune fille voilée, mais portant d’extravagantes lunettes de soleil, à demi allongée sur un scooter, et dont la robe, légère et bariolée, laisse voir les jambes. La photo est encadrée de canettes de soda, une référence évidente à Andy Warhol et à sa satire de la société de consommation, mais aussi un clin d’œil à la mode du recyclage.
On pourrait encore évoquer les vidéos et photos de deux artistes palestiniens, Basel Abbas et Ruanne Abou-Rahme, composées de séquences de films classiques, d’images d’archives et d’autres plus récentes, parfois oniriques (May Dreams), plus souvent se rapportant à la situation quotidienne de leurs concitoyens. Ou bien les travaux de Susan Hefuna qui se livre, notamment, à une intéressante déclinaison sur les mashrabiyyas, ces grilles ouvragées masquant fenêtres et balcons qui, de l’Egypte à l’Inde, sont supposées défendre des regards de la rue, la sacrosainte vertu des femmes… De ces grilles, manifestement décoratives, mais qui sont aussi celles d’une prison domestique, l’artiste tire des sculptures de bronze argenté ou de bois peint sur lesquelles figurent des mots très symboliques : « Silence forever », « Dream », « Ana » (moi).
On ne peut, enfin, oublier les œuvres très saisissantes de la Palestinienne Raeda Saadeh, auteur de performances, comme Vacuum, un film qui la représente passant un aspirateur dans le désert – illustration moderne du mythe de Sisyphe? Cette artiste compose aussi des photographies dans lesquelles elle se met en scène en reconstituant des toiles célèbres (La Laitière de Vermeer, La Joconde) ou d’autres, qui sont autant d’interrogations sur l’identité et le genre, en d’autres termes le statut des femmes palestiniennes.
Tous ces artistes contribuent, par leur réel talent servant un solide travail de recherches, à la qualité de cette exposition. Mais, parmi eux, un mode d’expression m’a toutefois semblé plus puissant que les autres, celui du Libanais Ayman Baalbaki, qui étudia à Beyrouth et à Paris. Né en 1975, l’année où débuta la guerre civile, son œuvre, non seulement s’inspire de ces événements qui ont constitué le cadre de son enfance, mais surtout en témoigne. Au personnel politique libanais qui tente depuis longtemps d’effacer toute trace de cette guerre, cet artiste veut opposer son regard dérangeant. Il place ainsi sa création sous l’égide de Milan Kundera, dont il cite la célèbre phrase : « La lutte de l’homme contre le pouvoir est la lutte de la mémoire contre l’oubli ». Sa toile à la fois réaliste et expressionniste, The Sniper, représente le célébrissime Holiday Inn de Beyrouth qui abrita effectivement des snipers dans les années 1970. Une autre toile, Al Mulatham, offre une vision étrangement romantique d’un combattant (peut-être mort), le visage enveloppé dans un keffieh dont le rouge rappelle celui du sang, reposant sur un singulier arrière-plan baroque, composé de fleurs et de feuillages.
Mais son œuvre la plus forte – et sans doute la plus forte de toute l’exposition – est une installation intitulée Destination X. Celle-ci n’est pas sans rappeler Le Monument à Félix Guattari de Jean-Jacques Lebel, qui fut présenté en 2009 à Paris dans le cadre de son exposition Soulèvements. Mais ici, l’intention de l’artiste diffère ; en montrant une voiture (une Mercédès hors d’âge comme il en existe tant au Liban) au toit démesurément surchargé de meubles et d’objets du quotidien (bagages, seaux, matelas, couvertures, ustensiles divers et, même, plante verte) et au coffre arrière débordant, Ayman Baalbaki réalise la synthèse du destin des Libanais forcés au nomadisme pour échapper aux bouleversements et aux combats, récurrents depuis 1975. Le « X » symbolise l’éternel inconnu de la destination des réfugiés, tout comme les quatre points cardinaux de néon bleu au centre desquels repose la voiture. Au-delà du destin réel de l’artiste forcé à fuir avec sa famille, de celui des Libanais soumis comme lui à ces contraintes, c’est à la mémoire de tous les réfugiés, tels ceux jetés sur les routes de France en 1940, que cette installation s’adresse, une démarche d’où émerge donc l’universalité de l’art.
Ce qui frappe le visiteur occidental, dans cette exposition, c’est la qualité des œuvres exposées, c’est aussi le niveau international des artistes, et l’on prend conscience de la profonde méconnaissance que nous avons en France de cette production du Proche-Orient, qui aurait pourtant droit de cité dans nos galeries et nos musées et qui est finalement plus présente à Londres, New York ou Berlin qu’à Paris. Dans notre imaginaire, le monde arabe – le plus souvent confondu à tort avec le monde musulman – reste lié aux tensions, aux revendications communautaires, au terrorisme, à l’intégrisme religieux, à l’absence de démocratie, à la théorie de Samuel Huntington (laquelle, d’un point de vue géopolitique, est probablement moins à rejeter qu’à sérieusement nuancer). Nous ne voyons de lui que la face sévère de Janus, sans penser qu’existe aussi son visage ouvert, celui de créateurs épris de liberté, qui confessent leur nostalgie, expriment leurs inquiétudes, témoignent de leur temps et, en passeurs de messages, suggèrent aux spectateurs des définitions de leurs univers.
Illustrations : Fathi Hassan, “Haram Aleikum”, 2010 - Buthayna Ali, “We”, 2010 - Hassan Hajjaj, “Miriam”, 2010 - Raeda Saadeh, “Vacuum”, 2007 - Ayman Baalbaki, “Destination X”, 2010. © Rose Issa.