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Balades irlandaises : le rêve de Molloy

Publié le 20 octobre 2010 par Rendez-Vous Du Patrimoine
Balades irlandaises : le rêve de Molloy
Mur peint à Nothing Hill (Londres), cliché I. Rambaud
Octobre s'achève, il est temps de clôre cette série de billets consacrés à l'Irlande.
Je ne pouvais sans doute faire autrement que de donner la parole à l'un de ses plus illustres auteurs, qui est aussi l'un de nos plus grands écrivains de langue française, celui qui a, magnifiquement et avec tant de dérision, évoqué le désarroi de l'homme moderne, Samuel Beckett (1906-1989), dublinois, parisien mais aussi fils adoptif d'Ussy-sur-Marne où il vécut tant d'années. Le décor de sa ville natale revient souvent dans ses textes non  comme une anecdote, mais pour ce qu'il a d'universel et de commun.Témoin ce texte intitulé "La maison d'en face".
Je suis toujours dans la chambre de ma mère. Enfin, je devrais dire j’étais, si je savais encore ce que les temps signifient. Mais dans l’état où je suis, peu importe sans doute de le savoir. L’importance n’est pas là, si même il y a encore de l’importance à quelque chose. Les mots reviennent par habitude comme d’un pays lointain, aux confins d’une mémoire détruite pour former des phrases mais je n’ai plus le pouvoir ni de les choisir ni de les refuser vraiment. Elles sont aussi réelles que la fenêtre de cette pièce, aussi peu réelles assurément, puisque je ne n’ai rien choisi, ni les mots ni la fenêtre, que ne suis plus capable de connaître.L’encadrement blafard dessine un grand rectangle sur la maison d’en face dont je distingue parfaitement les briques lie-de-vin, les huisseries très écaillées qui forment une géométrie de lignes claires devant la blancheur laiteuse des rideaux. J’aurais pu dire blancheur sale, briques foncées, peu importe à dire vrai car de quelle vérité est-ce que je parle, de quelle vérité est-ce que je peux encore témoigner ? Il me semble que briques lie-de-vin, blancheur laiteuse correspondent mieux à ce que j’ai sous les yeux, à ce qui est mis là devant les yeux de Molloy, à ce que les murs et la maison projettent en moi de sombre et de clair à la fois, comme un mélange improbable de vin et de lait, un paradoxe de plus dans ma perception maladive des choses. Car si les rideaux d’en face peuvent flotter comme une brume de lait, les briques sont bel et bien rouge foncé, le violet du lie-de-vin n’étant qu’en une toute petite proportion, à peine perceptible à l’œil et nullement suffisant pour qualifier l’ensemble. Mon œil affaibli a-t-il donc perçu ce que les autres n’auraient pu voir, cette nuance infime que seul Molloy a senti dans l’état délabré où il est, où il était, comme si sentir les couleurs, et même pas les couleurs, la nuance, devait me prouver que cette maison si anonyme, et de quelle ville ? était là depuis mon enfance et me le rappelait à sa façon, aujourd’hui que je ne suis plus. Vous ai-je dit qu’un arbre était là aussi devant, balayant le rectangle de ma fenêtre de ses maigres branches ? Cependant quand je me concentre, ce que je suis encore capable de faire, je ne suis pas si sûr de le voir vraiment et peut-être que je confonds avec une autre fenêtre, d’une autre ville, mais laquelle ? Les images et les souvenirs peuvent se superposer, Molloy, tu le sais ça, s’inventer même, pas seulement pour faire joli parce qu’un arbre devant une fenêtre, c’est plus joli, on voit aussi des oiseaux, la pluie qui tombe sur les feuilles et le vent qui passe, mais simplement parce que la mémoire s’effrite et que ses petits morceaux font des tas de poussières les unes au dessus des autres. Un jour même, elle nous étouffe avec ses histoires anciennes, quand on ne sait plus trier entre hier et aujourd’hui et qu’on hésite à savoir qui l’on est. Mais cela n’a aucune importance sans doute. Pas plus que n’en avait, de temps en temps, mais que signifie vraiment ce de temps en temps ? , l’apparition d’une silhouette derrière le rideau d’en face. Je la vois faisant bouger le rideau, passant de droite à gauche ou de gauche à droite, peu importe, forme vague rougie par l’éclat métallique du soleil couchant mais assurément celle d’une femme. Mais comment pouvais-je en être sûr alors ? Je ne l’étais pas. C’est maintenant que je suis persuadé que c’était une femme et qu’elle devait s’appeler Katherin ou Kate, femme au foyer, vieille femme, sa façon de faire bouger le voilage n’était pas celle d’un homme en tout cas pour le peu que cela arrivait et que je me trouvais à regarder vers le mur d’en face. Cette probabilité était si ténue que lorsque le mouvement se produisait, j’avais l’impression, et je l’ai encore, que toute la maison me faisait un signe et vivait réellement de toutes ses briques lie-de-vin, de tous ses rideaux laiteux, respirant au passage de cette femme qui en était à la fois la gardienne et l’incarnation. Mais peut-être n’était-ce surtout que le fruit d’une imagination ruinée par l’attente.
A bientôt pour d'autres voyages, sur d'autres rives.Merci pour votre lecture ! Thank you for reading !

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