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Une légende des yeux de Renaud Ego (par Philippe di Meo)

Par Florence Trocmé

Ego La première question que nous pose, peut-être, La légende des yeux tient au genre du texte dans lequel peu à peu le lecteur s'avance selon son rythme propre : essai, traité philosophique, esthétique, prose poétique, autobiographie ? Les approximations liminaires se bousculent pour être sans regret aucun finalement écartées les unes après les autres.  
Nous le comprenons bientôt, la ligne brisée de l'argumentation, une sorte de décrochement insistant de chaque chapitre en regard de ceux qui précédent, et, dans le même temps, un effet de superposition de chacun d'entre eux avec tous les autres, l'unité aporétique du point de vue, nous installent dans ce qu'il est désormais convenu de désigner  comme un "genre impur".  
À l'intersection de nombreuses pratiques d'écriture, donc, c'est - pour aller vite - le rapport de la perception, du perçu et du sujet dont il est de bout en bout question. C'est aussi le lointain écho, et la métamorphose convaincante, d'un autre ouvrage, en vers cette fois, intitulé : La réalité n'a rien à voir
Une sorte de phénoménologie de l'œil, le plus intrigant de nos organes, et de ses spectacles diversement captivants, se trouvent interrogés entre impatience questionneuse et survoltage méditatif dans un langage tout à la fois plastique et acéré. L'urgence de la pulsion ménage toutefois des pauses descriptives où la souplesse interprétative le dispute à une sensualité des plus mobiles déportée vers l'indistinct et tendant à l'ubiquitaire, autant que faire se peut. 
 
Pourtant, même s'il est en proie à une empathie dévoreuse, dans son rapport à l'objet, un moi raisonneur finit toujours par réémerger des spectacles qui menacent de l'absorber tel un élément parmi tant d'autres. 
Résistons cependant au rythme saccadé mais néanmoins impétueux de cet "écrit impur" - plurivoque, donc - afin de ne pas substituer l'interprétation à l'exposition. 
Pour l'auteur, dans la lignée des philosophies les mieux acclimatées du XXe siècle, ni caché, ni dévoilé, le monde est déjà "là". S'il est offert au regard, il n'est pas donné pour autant. Il pourrait être "visible" et ne pas "apparaître". Le "monde" se révèle simplement enveloppé dans ses "apparences", au bord, sinon du néant, du moins de l'asémantique. Il appartient aux "yeux" de le légender. D'où, sous-jacent, mais surtendu, un recentrement du discours sur le sujet, seul susceptible de se porter au-delà de ces mêmes omniprésentes "apparences". 
Dans le même temps, d'articulations en réarticulations, le sujet  constitué de ses changeantes perceptions se profile en infinie constitution. Il n'est pas un, mais éternellement en devenir, définitivement plural. Il lui revient d'évoluer dans le conflit latent, mais récurrent et indépassable, du vu et du parlé. 
Opérons comme une biopsie dans l'incandescence dynamique du propos : "(...) ma vue m'alerte lorsque n'y voyant plus, je me retrouve ici sans mots stables, juste à la pointe avancée de mes yeux. " Les "choses" sont alors bien touchantes de consentir à porter un nom commun. 
Car "connaître" nous "aveugle" un tant soit peu. Si le sujet glose, il se retourne immanquablement sur lui-même pour mesurer la distance d'avec le trop à déchiffrer et, donc, du spectacle du "réel" - implicitement senti comme une troublante extériorité exogène, en dépit de son inéluctable  proximité - qui s'impose inexorablement à lui pour toujours le saisir et le déborder de son surcroît. Car les yeux se posent comme sur une vitre et que certaine proportion d'arbitraire est leur lot. Jamais ils ne coïncident totalement avec une réalité imminente dans le visible. L'adéquation n'est pas parfaite, la "légende" d'entrée insuffisante. De déficit en déficit, la dynamique de la connaissance peut seulement s'envisager comme une poursuite infinie, dont la limite, toute théorique, pourrait être l'explosion du sujet enveloppé, ou, encore, étouffé, d'une surabondance de "légendes" vers un point de conjonction et d'indifférenciation introuvable.  
 
Dans le dualisme de fait qui se fraye la voie hors tout esprit de système, le sujet n'est, ainsi, pas conçu comme acteur, même s'il est actif, un peu à la manière d'un phylactère. Même s'il est loin d'exclure l'analyse, la pensée, son territoire nécessairement chaotique et fragmenté obtient la poésie sans intentionnellement la viser. Telle est sa paradoxale "imperfection". Son passionnant "inachèvement". 
 
 
par Philippe Di Meo 
 
 
Renaud Ego : 
Une légende des yeux, 
coll. Un endroit où aller", Actes sud, 
160 p. ; 18 € 
 


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