Faisons un peu du lourd, du qui pète comme il faut, du qui fait converger des centaines de clics avides de savoir de quoi parle le dernier Trucmachinchose. Fut un temps, pas si lointain, j'aurais juste utilisé des combinaisons de mots du genre « sex » « hot chicks » & « sodomie » dans mon titre afin de provoquer l'amour glouton des moteurs de recherche. Relativisons tout de même sur l'attraction massive que pourrait provoquer un papier sur Frederik Peeters & Pierre Oscar Levy. On ne pas peut dire que les deux gus soient deux golden boys de la bulle sur le point de vendre des hecto palettes de leurs albums au Leclerc du coin, non, mais bon, Peeters, depuis Lupus, Pilules Bleues & Ruminations, n'a plus besoin de personne pour montrer ses biscoteaux au « microcosme ». Quant à Lévy, si c'est là son premier scénario BD, le bonhomme a un joli CV dans le milieu du documentaire & du court métrage (palme d'or du court-métrage en 83). Château de sable arrive donc avec une petite odeur de succès attendu. Oui mais voilà, à mon humble avis, c'est un livre presque (presque) raté.
Ça s'ouvre sur un découpage judicieux qui ne révèle véritablement ses intentions que lors d'une relecture (il en faudrait encore une ou deux de plus, mais on y reviendra). Sans le savoir, on a déjà tout le mécanisme diabolique du récit de Levy sous les yeux en quelques cases savamment cadrées : un homme, arabe, se réveille dans une crique séparée de la mer par un boyau sous-marin, apparemment il a passé la nuit à la belle étoile. Il fait son sac & s'apprête à quitter les lieux lorsqu'il aperçoit une jeune femme se dirigeant vers la plage. La tension de la césure graphique de Peeters est comac. La jeune femme plonge dans l'eau. L'homme la regarde & il passe quelque chose de très curieux dans ses yeux – ce n'est pas un voyeur : il hésite. Il ne bouge pas, reste sur le chemin, le corps à moitié tourné, prêt à partir & pourtant ses yeux sont rivés sur la jeune femme. Une série alternée entre la baigneuse & son visage se fini sur une case qui prend toute sa dimension à rebours : on voit le visage de l'homme, les yeux baissés. Il est résigné. Bien sûr il faut lire une première fois Château de sable pour comprendre ce qui se joue dans ces premières cases. Mais la chose démarre vraiment avec le peuplement estivale de la crique. Une première famille arrive, suivie très vite par une seconde. Étrangement, l'homme sur le départ « n'a pas pu s'en aller » & reste dans son coin. Sur la plage on fait des pâtés, on marque son territoire, on se baigne. Tout va bien jusqu'à ce que le cadavre de la jeune baigneuse entre en scène. Pendant une microseconde le spectre d'un Agatha Christie de plage pointe le bout de son nez avec, dans le rôle du bouc-émissaire millénaire & inusable, l'étranger de service. Mais c'est pour la frime. Par contre, un interrupteur vient d'être enclenché car même si le système a déjà commencé à se mettre en place par dissémination depuis les première pages c'est bien à partir de ce point exact que le récit se dégage de toute responsabilité de vraisemblance vis-à-vis du lecteur, chose qui n'aurait posé aucun problème si Lévy avait eu la patience de verrouiller les alentours de son scénario.
Assez rapidement le fait que la crique soit « aussi » séparée de la réalité par une sorte de champs magnétique à l'intérieur duquel le temps passe à une vitesse alarmante devient une évidence (l'idée n'est pas vraiment originale, on a vu un peu le même procédé ailleurs, notamment dans le Spin de Wilson - François dirait certainement, puisqu'on en est aux déclarations d'amour intertextuelles, qu'un grec l'a fait en premier & il aura sans doute raison... surtout que ce genre d'exercice généalogique demeure sans fin : que serait Inception & toute la clique de films matriochkas des années 2000 sans Calderón de la Barca ? Mais bon, glissons...). Une vitesse alarmante disions nous... Les enfants grandissent jusqu'à devenir de jeunes adultes en une journée, la grand-mère ne tient que le temps de découvrir le cadavre de la baigneuse & puis s'en va. Les autres commencent à comprendre ce qui va signifier la fin de la journée. L'intrigue prolifère & c'est plutôt efficace. Bien. Mon petit grain de sable à moi se trouve lové dans la facilité avec laquelle Lévy occulte tous ces micro détails qui fondent la cohérence d'une histoire. Il n'est même plus question, ici, de passer un « contrat » avec le lecteur sur les différents aspects« improbables » de son histoire mais de balayer d'un revers les aspérités gênantes que pourrait poser un tel artifice. Les personnages assimilent le phénomène extraordinaire auquel ils sont confrontés comme si il s'était s'agit d'un « simple » détail. Hors ça ne l'est pas. C'est juste le trou noir qui aspire tout le livre par le centre. A plusieurs reprises Lévy lance des pistes mystérieuses dans le but, dirait on, d'enfumer ses pages. Pourquoi pas ? Mais jamais il ne donne le début d'une idée de réponse. Non pas qu'il en faille obligatoirement une, mais ici cela donne parfois l'apparence d'une astuce forcée qui prend trop de place : passons sur l'origine du champs de force mais quid de ce mystérieux personnage qui surveille la crique & tire sur tout ce qui s'approche d'un peu trop prêt ? ... qu'est ce que José, le fils de l'hôtelier vient foutre dans le coin ? qu'elle est la signification de la scène de la fusillade ? … qu'est ce que c'est que cet auteur de SF qui débarque à la plage en costume, cartable en cuir à la main (une mise en abîme maladroite de l'idée du fantastique ou le seul indice donné par Levy qui laisse entendre, par l'intermédiaire de son personnage, que tout ceci ne serait qu'un expérience afin d'observer les réactions des cobayes. Ce à quoi le vieux facho de l'histoire s'empresse de répondre : « Avec ça vous disculpez l'arabe & vous oubliez d'expliquer pourquoi on vieillit en accéléré ! » ce qui est vrai... en tout cas pour la deuxième partie de la proposition) ?... etc etc...
Néanmoins la lecture elliptique à l'excès de Château de sable ne saurait gâcher le trait de Peeters que l'on pourra qualifier, sans trop lui faire offense, de blutchien, un blutchien plus sobre que Craig Thompson (Blankets refusé par l'Association pour cette raison, entre autre). Rien n'est plus beau que ces corps qui évoluent de case en case, que ces coupes, ces détails en clair obscur qui transforment le livre en cahier d'esquisses. Études du corps tout au long de sa vie. Paradoxalement c'est le sujet de l'histoire & son approche un peu bancale qui libère le dessin. En presque cent pages Peeters visite tous les âges, toutes les statures anatomiques jusqu'au stade ultime de la disparition, & le véritable enjeu de Château de sable est bien là qui parle de la mort, des traces qu'elle applique sur nous avant qu'il n'y en ait plus du tout, de la façon dont chacun a de l'accepter, ou pas. La petite parabole racontée par un des personnages, à la façon de l'allégorie de la Justice dans Le Procès de Kafka, propose une clé à l'affaire non pas en forme de rédemption, mais bien de consolation, de résignation, ce que le regard baissé de l'ouverture disait déjà. Il n'y aura pas de sortie de secours, pas d'échappatoire possible. Un château de sable est dans l'acceptation commune une structure inutile vouée à la disparition. L'inévitable porte bien son nom. Les dernières pages sont on ne peut plus claires.
Finalement par où prendre le machin sans trop lui tirer dans les pattes ? Il ne le mérite certainement pas. Alors que je relis ces pages étranges pour la troisième fois je me dis que j'ai été bien trop sévère mais que l'embarras demeure. Car Château de sable est un livre magnifique &, quelque part, sans doute aussi un peu manqué.
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Illustrations : Frederik Peeters