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Fraternités

Publié le 23 octobre 2010 par Philippe Thomas

Poésie du samedi, 11 (nouvelle série)

Fraternités

Quand le voleur de voitures

rencontre le voleur de chevaux

ils mangent lentement,

la sauce dans leurs assiettes à fêlures

doucement se fige

ils voient dans la brume

la statue équestre de la place

près des étriers de granit

plus grands que nature

des couples échangent

leurs mots clairs.

Jean Follain (Canisy 1903 – Paris 1971), Territoires, Gallimard 1953.

Fraternité est un mot souvent accommodé à toutes les sauces par les démagogues. Jean Follain le poète a la fraternité plurielle et du coup, il lui met un « s ». Et je préfère cette sauce qui cimente la commensalité des deux hors-la-loi dont Follain imagine de manière réaliste la rencontre improbable. Cette fraternité-là a la saveur de la sincérité et se passe de mots. Les deux larrons ont d’ailleurs la bouche pleine et silencieuse. Mangeurs, ils sont unis dans une connivence tacite. Le couple aperçu dans la brume ne jouit pas, ou pas encore, de la muette complicité de ceux qui se reconnaissent à d’invisibles signes. Pour se construire, ce couple doit énoncer les paroles qui seront les premières pierres de leur édifice à venir.

Justement Follain consacre un poème à ces paroles, également plurielles. Son recueil s’intitule Territoires et chaque poème semble être le pavé d’une mosaïque subtile, née de la méditation d’éléments en apparence anodins. Parmi les objets familiers qui composent le cadre banal où ils se fondent, il y a donc les objets de mots. On oublie trop peut-être ces propos de table où peuvent se nicher des sens aussi tenaces que le rongeur inexorable qui s’incruste dans le bois… Mais les mots ne sont pas des cris d’oiseaux, aussi beaux soient-ils. Les mots doivent être agencés selon une syntaxe que chacun inventera à sa mesure. Histoire au moins de prendre pied dans le réel et d’en goûter les diverses formes de beauté…

Paroles

On parlait d’amours prétendues

à l’ancienne table

où travaillaient les vers

sur le fourneau le fer chauffait

la lentille cuisait sombre

par la porte ouverte

la beauté du feuillage amer

et des oiseaux à gorge rouge

devant les mots humains

que gouvernait une syntaxe éprouvée

resplendissait.

Chaque recueil de Follain est ainsi une boutique où l’on se servirait librement en se payant de mots. J’aime par-dessus tout sa Quincaillerie emblématique de toute son oeuvre, où l’on trouve en plus d’outils utiles toute une humanité heureusement diverse et mixte ! Que j’aime ces effluves-là ! Que j’aime ce travail en mixité ! On y découvre, pour peu qu’on sache les voir, les choisir et les méditer, de menus objets de métal qui s’avèrent de puissants vecteurs. Que j’aime ces clous qui fulgurent sans foudroyer ! En même temps, ces clous, vis et autres écrous servent à relier des éléments épars ou à construire, voire à se construire… Outils ô combien émancipateurs en regard de ceux qui nous cadenasseraient sous la pesanteur du monde ! Cette quincaillerie devient ainsi un sacré vaisseau où je me sens embarqué volontaire pour souquer en simple matelot dans le sillage du poète…

Quincaillerie

Dans une quincaillerie de détail en province
des hommes vont choisir
des vis et des écrous
et leurs cheveux sont gris et leurs cheveux sont roux
ou roidis ou rebelles.
La large boutique s’emplit d’un air bleuté,
dans son odeur de fer
de jeunes femmes laissent fuir
leur parfum corporel.
Il suffit de toucher verrous et croix de grilles
qu’on vend là virginales
pour sentir le poids du monde inéluctable.

Ainsi la quincaillerie vogue vers l’éternel
et vend à satiété
les grands clous qui fulgurent.

Jean Follain, Usage du Temps, 1941


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