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Jérôme Ferrari, Où j'ai laissé mon âme, Actes Sud

Publié le 20 octobre 2010 par Irigoyen
Jérôme Ferrari, Où j'ai laissé mon âme, Actes Sud

 Jérôme Ferrari, Où j'ai laissé mon âme, Actes Sud

Vous aurez sans doute remarqué qu'il y a, depuis quelque temps, de nombreux livres traitant directement ou non de la guerre d'Algérie. Je me suis d'ailleurs fait l'écho de certains d'entre eux ici même. Rappelez-vous de : Le beau visage de l'ennemi de Catherine Lepront, Des hommes de Laurent Mauvignier. Plus récemment, il y a eu Passé sous silence d'Alice Ferney. Comme en écho à ce dernier – dans sa forme du moins – voici la dernière livraison de Jérôme Ferrari, écrivain né en 1968, soit six ans après les accords d'Evian qui ont mis un terme aux « événements ».

Il s'agit d'un face-à-face entre deux hommes, deux officiers de l'armée française. A travers eux, ce sont deux conceptions qui se livrent bataille. Le lieutenant Horace Andreani est un partisan de la méthode dure pour casser l'ennemi. Le capitaine André Degorce, lui, n'accepte pas l'idée que la fin justifie les moyens. L'affrontement entre deux philosophies – matière que l'auteur a enseignée – est inévitable. Il atteindra son paroxysme après la mort de Tahar, un membre de l'ALN – Armée de Libération Nationale –, gros gibier de la résistance algérienne que Andreani va exécuter alors que son supérieur voulait le garder prisonnier.

D'un côté il y a donc la conception selon laquelle tout est justifiable en temps de guerre puisque celle-ci est la rupture d'un équilibre. De l'autre il y a la croyance selon laquelle il doit exister des limites même quand il y a violence. André Degorce est bien placé pour le savoir lui qui a été torturé par les Allemands, déporté à Buchenwald, et a connu l'enfer de Dien Bien Phu. Il incarne l'altérité, voit d'abord en l'ennemi un homme à qui l'on doit le respect et que la mort attriste. Et c'est bien cela qui rend fou Andreani. Pour lui, un prisonnier est une source précieuse de renseignements qu'il convient d'extorquer par tous les moyens à disposition, à commencer par la torture.

vous ne pouviez ignorer ce qu’était la villa de Saint-Eugène, vous ne pouviez ignorer que personne n’en ressortait vivant car elle n’était pas une villa, elle était une porte ouverte sur l’abîme, une faille qui déchirait la toile du monde et d’où l’on basculait vers le néant.

Andreani n'accepte pas que l'on puisse pleurer sur le sort d'un ennemi. Tahar, pour lui, est un homme à abattre s'il ne livre pas d'informations. Sa colère a commencé quand Degorce a demandé que les honneurs militaires soient rendus au prisonnier.

Dans un sens, Tahar a eu de la chance que vous l’ayez exhibé à la presse, nous avons dû rendre son cadavre mais si ça n’avait tenu qu’à moi, mon capitaine, je l’aurais lui aussi dilué dans la chaux, je l’aurais enseveli dans les profondeurs de la baie, je l’aurais répandu aux vents du désert et je l’aurais effacé des mémoires. J’aurais fait qu’il n’ait jamais existé. Tahar savait cela, il savait ce que c’est que d’avoir un ennemi. Vous, mon capitaine, vous n’en avez jamais rien su, ce n’est pas avec notre compassion ou notre respect, dont il n’a que faire, que nous rendons justice à notre ennemi mais avec notre haine, notre cruauté – et notre joie.

Jérôme Ferrari nous montre deux hommes seuls. Degorce reçoit des lettres de sa femme, Jeanne-Marie mais n'y répond quasiment plus, pris qu'il est dans cet enfer algérien où chacun des camps se radicalise année après année. Il s'enferme progressivement. Quand à Andreani, il veut incarner celui qui défendra jusqu'au bout l'honneur tricolore.

Oui, mon capitaine, de nous deux, c’est moi qui ai trahi la république et c’est pourtant moi qui me suis montré loyal.

Mais n'allez pas croire que tout est aussi contrasté. Si la nuance s'installe c'est parce que les deux hommes sont montrés dans leur totalité, avec leurs zones d'ombres. On écoute ainsi les raisons invoquées par Andreani pour tenter de justifier son attitude jusqu'au boutiste qui va l'emmener devant un tribunal. Face à lui, face à la Cour, il retrouvera d'ailleurs un Degorce devenu général qu'il continuera d'appeler capitaine.

Je suis incorrigible, mon capitaine, et l’amour que je vous ai porté a laissé une trace si profonde dans mon cœur que je n’ai jamais pu renoncer à l’espoir sans cesse déçu, bien sûr, comme en ce printemps 1961 où j’ai cru jusqu’au bout à votre ralliement.

On voit également combien la folie peut emporter « l'humaniste » Degorce lorsque celui-ci fait torturer Clément, un militant communiste qui le traite de fasciste. Même pour un cartésien comme lui, l'irrationnel finit par trouver une porte d'entrée. On n'est donc pas vraiment dans le manichéisme.

La logique implacable fortifie mon esprit et la logique ne me sert à rien, elle se retourne comme un gant.

Plus loin :

Et j’ai appris que l’esprit de logique exsangue ne peut rien sans le secours de l’âme, il ne peut qu’errer sans fin dans la brume grise, perdu entre le bien et le mal, et moi, Jeanne-Marie, j’ai laissé mon âme quelque part derrière moi, je ne me rappelle ni où ni quand.

C'est un livre très fort, très prenant qui, en se concentrant sur des destins individuels, permet vraiment, je le crois, de s'extirper un peu du travail d'historien. Lequel reste évidemment nécessaire. En « personnalisant » le conflit, en faisant vivre le lecteur dans cette intimité troublante de deux hommes en proie à l'horreur, Jérôme Ferrari contribue à sortir du silence autour de ce tabou de la guerre d'Algérie.

Un tour de force pour ce roman qui ne saurait être un livre à thèse.


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