Ph., G.AdC
Variations et contrepoint autour de la note de lecture de Tristan Hordé sur « Mes poèmes ne changeront pas le monde de Patrizia Cavalli »
(Poezibao, 3 janvier 2008)
Au Salon du Livre de Paris 2007, Patrizia Cavalli, poète italienne hors normes ― à peu près méconnue en France jusqu’à l’an dernier ― était à l’honneur aux Éditions des femmes. L’ouvrage, récemment édité par Antoinette Fouque sous le titre unique Mes poèmes ne changeront pas le monde, est en réalité un groupement d’œuvres poétiques de Patrizia Cavalli. Une trilogie ― bilingue ― qui comporte Le mie poesie non cambieranno il mondo (Mes poèmes ne changeront pas le monde, 1974), Il cielo (Le Ciel, 1981) et L’io singolare proprio mio (Le Moi singulier qui n’est qu’à moi, 1992). « Témoignage d’une expérience d’ample envergure », cette œuvre, qui s’échelonne sur trois décennies, se distingue par l’originalité d’une voix que rien ne permet de confondre avec les autres voix de ce temps. Une écriture singulière, aux prises avec une pensée souvent très ramassée sur elle-même, où rivalisent ironie et musicalité. En 1992, l’éditeur italien Giulio Einaudi a rassemblé en un seul volume (pour sa « Collezione di Poesia ») l’ensemble des recueils de Patrizia Cavalli.
Préfacé par Giorgio Agamben ― une préface lumineuse qui permet de situer la poésie de Patrizia Cavalli dans le champ poétique de l’Italie contemporaine et d’en dégager rapidement les lignes de force ―, l’ouvrage édité par les Éditions des femmes s’ouvre sur une dédicace à Elsa. Elsa, la grande Elsa Morante, romancière de génie, qui révéla Patrizia Cavalli à elle-même (« Sono felice, Patrizia, sei una poeta »). Par ailleurs, les traductrices, Danièle Faugeras et Pascale Janot, ont fort heureusement pris le soin d’avertir le lecteur des aménagements, écarts et libertés consentis à la traduction, en accord, semble-t-il, avec la poète elle-même. Il n’en reste pas moins que ces libertés, loin de rendre compte au mieux des particularités de l’écriture de Patrizia Cavalli, tendent le plus souvent à l’affadir ou à lui infliger des distorsions proches de l’illisibilité, parfois même de la haute fantaisie. Autant dire, ici encore, que le texte original est incomparablement plus savoureux. Mais, rendons hommage aux Éditions des femmes et aux deux traductrices pour le travail accompli. Un travail ambitieux qui a le mérite de nous proposer l’œuvre poétique de Patrizia Cavalli dans sa version originale et en français. Ce n’est ni chose aisée, ni pratique courante chez les éditeurs de France !
Contre une poésie du « politiquement correct »
Bien qu’ayant annoté depuis fort longtemps cet imposant recueil de presque 500 pages, j’avais abandonné toute idée de commentaire. Sans doute espérais-je inconsciemment que Florence Trocmé et moi-même nous livrerions à notre tour, dans les pas de Danièle Faugeras et de Pascale Janot, à un travail de lecture « à quatre mains ». Les mois ont passé sans que cette idée nous ait l’une et l’autre habitée. Aujourd’hui je constate ― non sans regret ― que la revue en ligne Poezibao a confié ce travail de lecture à Tristan Hordé. Dont on pressent que sa connaissance approfondie de la bella lingua le dispense de s’arrimer à une étude comparative du texte original et de sa traduction !
Il eût sans doute été plus judicieux de confier à une femme la lecture d’une poète qui revendique si haut et si fort son homosexualité, une homosexualité qu’elle vit jusque dans sa poésie. Confier à un homme une recension sur l’œuvre poétique de Patrizia Cavalli, c’était courir le risque d’anesthésier cette œuvre et de l’enfermer dans le « politiquement correct ». Un mode d’être et d’exprimer qui n’est sûrement pas celui de Patrizia Cavalli, dont nul, dans la Péninsule, n’ignore les combats et les engagements. C’était, dans le même temps, prendre le risque d’exposer la poésie de Patrizia Cavalli à un gommage de ce qui, dans ses poèmes, relève de la « lyrique » amoureuse féminine. Il aurait pu en être autrement, mais c’est hélas ce que j’ai constaté dans le papier de Tristan Hordé. J’aurais tellement aimé que la rédactrice en chef de Poezibao ― auteure d’une « grande enquête sur les femmes poètes » ― commentât elle-même cet ouvrage.
Trois titres
Alors, qu’en est-il au juste de la poésie de Patrizia Cavalli ? Comment aborder cette langue déconcertante qui « touche et palpe les contours exacts de l’être » ? Cette langue dans laquelle « hymne et élégie s’identifient et se confondent sans restes » ?
Il faudrait peut-être interroger les titres des différents recueils de cette trilogie pour déceler ce qu’ils annoncent.
Le premier titre ― Mes poèmes ne changeront pas le monde ― qui donne son titre à l’ensemble de l’ouvrage, est un titre délibérément ironique. Le poème d’ouverture du recueil, sur un mode tautologique, en explicite le sens. À un anonyme incrédule, voire méprisant, un « Qualcuno » pour qui la poésie impuissante n’influe en rien sur le cours des choses, Patrizia Cavalli répond par l’affirmative, sur le même ton, avec les mêmes mots. Une manière efficace et drôle pour la poète de couper court à cette problématique infondée et de la désamorcer. Le pessimisme ontologique qui est le sien laisse Patrizia Cavalli sans illusion. Mais en intellectuelle pour qui l’humilité et la modestie font partie intégrante de son mode d’être, la poésie peut parfois changer non le monde, mais la vie. La vie d’une personne. Peut-être la sienne. Et, en tout cas, aider à vivre. Si la poésie n’a pas au moins cette force-là, alors à quoi bon noircir continûment nos écrans ?
Pour ce qui est du titre Le Ciel, il semble emblématique de la personnalité du poète. Patrizia Cavalli voit probablement ― dans le nuage blanc du ciel uniformément bleu décrit dans le premier poème du recueil ― la marque de sa différence. Une différence qui ouvre sur « le vide universel ». C’est de cette différence que viennent le mal-être et la solitude de la poétesse, sa difficulté à être au monde et à se consoler de ses souffrances. Peut-être l’amitié est-elle encore une valeur consolatrice, mais si la narratrice évoque les rencontres avec ses ami(e)s, c’est davantage pour leurrer son cœur déchiré que pour s'impliquer dans un échange véritable avec les autres :
« Andrò dai miei amici andrò a cena
consolerò così la mia pena »
« J’irai chez mes amis j’irai dîner
je consolerai ainsi ma peine » (pp. 26-27)
De cette douleur inconsolable naît le besoin de se nourrir d’illusions et de camoufler la souffrance derrière le mensonge, à soi et aux autres :
« Devo fingere volgarità e tradimento
per accomodarmi sul divano
per ricambiare sguardi […]
e nella finzione riconosco il punto perfetto
l’unico possibile della certezza. »
« Je dois feindre la vulgarité et la trahison
pour m’installer sur le sofa
pour échanger des regards…
et dans le semblant je reconnais le point parfait
l’unique possible de la certitude » (pp. 28-29).
Pour autant, en dépit de son homosexualité et des chagrins occasionnés par les désordres amoureux, Patrizia Cavalli ne cherche aucunement à s’exclure de la société dans laquelle elle vit. Le nuage blanc (qui la symbolise) suit le mouvement général du ciel bleu (la collectivité, les autres).
Avec le dernier titre de l’ouvrage, L’io singolare proprio mio (Le Moi singulier qui n’est qu’à moi ou Mon propre moi singulier, pour reprendre la traduction de René de Ceccatty), Patrizia Cavalli entend répondre à ses ami(e)s. À ceux qui lui reprochent son narcissisme, son égocentrisme exacerbé, elle répond par un long poème, défense et illustration de son « moi », de ce « moi grammatical » qui dit « je ». Un moi malmené et honni ― sorte de « blatte qui s’agrippe à son dos » ; insecte nauséabond dont les autres ne semblent pas être affublés. Un moi venimeux et violent qui se sonde à travers une série de moi(s) hypothétiques introduits à chaque strophe par un subjonctif imparfait à valeur de conditionnel : « fosse ». Ici traduit par « serait » :
« e fosse la sabbatica
illusione di non dover pagare
neanche il più minuscolo tributo
allo stato sociale che in opzione,
anche se m’imbarbòno per le strade
vorrà tenermi sempre col cognome ; »
« et serait la sabbatique
illusion de n’avoir à payer
même le plus modique tribut
à l’État social qui en option,
même si je me clochardise,
voudra me tenir toujours avec mon nom ; » (pp. 442-443)
Ph., G.AdC
Un moi en proie à une douleur suffocante, insurmontable, que seule la dérision exprimée au tout dernier vers parvient momentanément à détourner :
« Così una sera magari a una festa
mi manca il fiato non respiro soffoco,
questa città che puzza mi è funesta,
dipende invece penso dalle facce,
da quelle facce di trista cartapesta,
mi offendono le strade e anche gli amici
e le coppiette ditte ripugnanti,
e quindi me ne vado, basta, addio,
per poi scoprire che ero solo oppressa
dalla cintura elastica Gibaud ; »
« Ainsi un soir, peut-être bien à une fête,
j’étouffe ne respire plus suffoque,
cette ville qui pue m’est funeste,
ou alors ça tient je pense aux visages,
à ces visages de triste carton-pâte,
tout m’offense les rues et aussi les amis
et les répugnants petits couples-entreprises,
et donc je m’en vais, ça suffit, au revoir,
pour ensuite découvrir que j’étais seulement oppressée
par ma ceinture Gibaud ; » (pp. 444-445)
Du « lyrisme » de Patrizia Cavalli
S’il est vrai que Patrizia Cavalli fuit les pièges d’un lyrisme outrancier, sa poésie n’en demeure pas moins une poésie de l’intime. Une poésie autobiographique, ancrée dans la vie quotidienne qui se déroule sous la forme de saynètes. Et si l’auteur s’y met en scène sans indulgence, elle ne néglige pas d’égratigner au passage ses contemporains. Patrizia Cavalli méprise tout autant les « jardinets soignés et superfleuris » que les « corps barricadés de projets ». Ils lui font honnir les « quartiers moraux » et aspirer à la liberté. « Viens forêt ! » conclut-elle dans le poème où elle dénonce « veillées funèbres » et « frontières barbelées ».
La poésie de Patrizia Cavalli, tout en parlant la langue d’aujourd’hui, rejoint celle des grands poètes de l’amour-passion. Sandro Penna pour l’Italie, Louise Labé pour la France. Pour ne citer que ces deux voix. Ainsi, chez Patrizia Cavalli, l’amour pour l’aimée se déclare-t-il clairement, sans ambiguïté :
« Coprimi grandemente
scioglimi
e in me resta.
E poi fammi restare
lenta chiusa
dentro la tua festa. »
« Couvre-moi grandement
fais-moi fondre
et en moi reste.
Et puis fais-moi rester
lente close
dans ta fête. » (pp. 304-305)
Ou encore, dans ce poème, dont l’ajout du dernier vers [Fin de l’impasse] reste pour moi un mystère :
« Se ora tu bussassi alla mia porta
e ti togliessi gli occhiali
e io togliessi i miei che sono uguali
e poi tu entrassi dentro la mia bocca
senza temere baci disuguali
e mi dicessi " Amore mio,
ma che è successo ? ", sarebbe un pezzo
di teatro di successo. »
« Si maintenant tu frappais à ma porte
et ôtais tes lunettes
et si j’ôtais les miennes qui sont pareilles
et puis si tu entrais dans ma bouche
sans craindre des baisers non pareils
et me disais : " Mon amour,
mais qu’est-ce qui se passe ? ", quel coup de théâtre !
Fin de l’impasse. » (pp. 282-283)
Mais la poésie de Patrizia Cavalli est aussi une poésie où le « je » malheureux cherche dans la fantaisie et l’humour une façon de détourner les distorsions de ses désarrois. Son recueil Le Ciel ne s’ouvre-t-il pas sur le déconcertant exergue adressé à sa chatte, Okapi Bandierina : « Tu, non sei stato mai sentimentale, e io per amore voglio assomigliarti »/Toi, tu n’as jamais été sentimentale et moi par amour je veux te ressembler » ? D’une grande palette de tonalités, le lyrisme de Patrizia Cavalli est le plus souvent un lyrisme incisif, éprouvé au sarcasme et à l’ironie, à la dérision cruelle dont la poète est elle-même la victime de choix.
Ironie, humour et dérision, tels sont les fondements du lyrisme de Patrizia Cavalli. Un lyrisme moderne qui combine des registres opposés ― du populaire au savant ― et rejette épanchements faciles et fadeur des larmes au profit de l’expression concise d’un nihilisme affirmé :
« Eternità e morte insieme mi minacciano :
nessuna delle due conosco,
nessuna delle due conoscerò. »
« Éternité et mort ensemble me menacent :
aucune des deux ne connais,
aucune des deux ne connaîtrai. » (p.18)
Un nihilisme qui s’exprime jusque dans la relation étroite du vivre et de l’écrire :
« Anche quando sembra che la giornata
sia passata come un’ala di rondine,
come una manciata di polvere
gettata e che non è possibile
raccogliere e la descrizione
il racconto non trovano necessità
né ascolto, c’è sempre una parola
una paroletta da dire
magari per dire
che non c’è niente da dire. »
« Même quand il semble que la journée
a passé comme une aile d’hirondelle,
comme une poignée de poussière
jetée et qu’il n’est pas possible
de ramasser et que la description
le récit ne trouvent nécessité
ni écoute, il y a toujours un mot
un petit mot pour dire
qu’il n’y a rien à dire. » (pp. 32-33)
Au rebours, ne voir dans la poésie de Patrizia Cavalli que l’expression des sempiternels symptômes de son mal-être, c’est négliger l’aspect fantaisiste et ludique de certains de ses poèmes, proches de la comptine et du « sciolilingua ».
« Per riposarmi
mi pettino i capelli,
chi ha fatto ha fatto
e chi non ha fatto farà.
Dietro la bottiglia
i baffi della gatta,
le referenze
le darò domani. »
« Pour me reposer
je coiffe mes cheveux,
qui a fait a fait
et qui n’a pas fait fera.
Derrière la bouteille
les moustaches de la chatte,
les références
je les donnerai demain. » (pp. 24-25)
C’est aussi négliger de prendre en compte le travail d’orfèvre effectué sur la langue poétique. La musicalité des vers est assurée par le savant agencement des rimes intérieures. Mais les vers souvent trébuchent, cassés par des enjambements cocasses, puis se redressent dans une pirouette inattendue. De ces distorsions et de ces écarts vient la très grande originalité du phrasé de Patrizia Cavalli. Maniant le paradoxe avec dextérité [« penso che forse a forza di pensarti,/potrò dimenticarti, amore mio » /« Je pense que forcément à force de penser à toi,/ j’arriverai à t’oublier, mon amour » (pp. 348-349)], Patrizia Cavalli joue sur les rapprochements inattendus, proches du zeugma. Ainsi de ce poème qui pourrait faire penser à une sorte de « graffiti lapidaire », inscription-message, découvert au détour d’une rue, où la poète allie dans cette forme de resserrement extrême qui lui est propre, le concret le plus quotidien et l’abstrait du cœur. L’amour déchu s’évoque ainsi, et de ces vers surgit soudain, davantage que Rimbaud, la silhouette pitoyable et attendrissante de Gelsomina* et son visage de clown triste :
« Come alle tante mie calzette
non tiene più l’elastico al mio cuore,
cede e mi scopre, ho freddo ».
« Comme à tant de mes chaussettes
il ne tient plus, l’élastique, à mon cœur,
il cède et me découvre, j’ai froid. » (pp. 352-353)
Auteur d’un recueil de poésie intitulé Sempre aperto teatro/Toujours ouvert théâtre
« Tra un po’ tutti all’inferno.
Però per il momento
è finita l’estate.
Avanti ! Ai divani !
Ai divani ! Ai divani ! »
« Bientôt tout le monde en enfer.
Mais pour le moment
c’est fini l’été.
Allez, allez, aux sofas !
Aux sofas ! Aux sofas ! » (pp. 364-365)
Bouleversante et éblouissante Patrizia !
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli (traduit par René de Ceccatty et édité chez Payot et Rivages en 2002), Patrizia Cavalli connaît l’art du retournement inattendu de situation. Elle fait de sa poésie un monde du quotidien où le coup de théâtre participe ― au même titre que le paradoxe, la fantaisie et l’ironie ― de la volonté de surmonter ses propres dilemmes et, les tournant en dérision, de les dépasser.
* Gelsomina, personnage de La Strada de Federico Fellini, interprété par Giulietta Masina.
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