Je m'incline devant l'omniprésent,
Le non duel, l'inconcevable,
Fruit de cette matrice qu'est
La fine fleur de la sagesse[1].
A présent, je le mets par écrit correctement,
Tel que je l'ai reçu du vénérable Bhadra. 1
(Cet inconcevable est l'union de) la sagesse et de la méthode.
C'est le plus grand des mystères,
Caractérisé par une inconcevable compassion.
C'est une connaissance qui se produit spontanément,
(Car) elle dépasse les chemins de la parole. 2
Cette excellence du non duel,
Qui naît spontanément,
N'est pas une chose[2].
Les bodhisattvas dotés du symbole du réel[3]
Ne la considèrent pas non plus
Comme étant une non-chose[4]. 3
On dit que le non duel
Est la vérité ultime[5]
Ni éternelle, ni interrompue.
Cet état naturel
N'est pas une réalisation
Ni une observation
Ni une vacuité. 4
La connaissance[6] non duelle
Devient évidente
Lorsqu'on examine les couples (de contraires)[7],
Car tout est un aspect du non duel.
Le duel n'apparaît plus (quand on l'examine). 5
La connaissance inconcevable,
Le suprême, l'égal,
Ce qui offre toujours la même saveur,
Cette excellence du non duel,
Cela ne peut être réalisé
Au moyen d'une connaissance
(Qui n'est qu'une) construction mentale[8]. 6
Celui qui n'est pas à son aise[9]
Ne peut accéder
A l'inconcevable, au sans concept.
La conceptualisation[10], c'est la production (et donc le devenir douloureux).
Et symétriquement, le sans cause est le sans production. 7
La connaissance que j'ai reçue du vénérable Bhadra
Ne se présente pas sous une forme duelle.
En elle, rien ne peut créer des habitudes,
Il n'y a personne pour s'habituer,
Elle est (donc) sans mémoire ni attente. 8[11]
Kuddāla, Instructions sur la pratiquenon duelle de l'inconcevable (Acintya-advaya-krama-upadeśa), 1-8 (l'édition dont je dispose comprend 124 stances).
[1] Prajña-agra : il y a, dans le bouddhisme du Grand Véhicule, plusieurs genres de "sagesses" ou d'intelligences. Cette "fine fleur de la sagesse" est l'intelligence intuitive engendrée par l'intelligence discursive guidée par les instructions du Bouddha.
[2] Bhāva-rūpa : un phénomène, un étant, une chose, un donné, une réalité positive.
[3] Glose de vajra.
[4] L'auteur veut simplement dire que l'inconcevable... est inconcevable.
[5] Aussi : le sens, le but, la valeur, la fin ultime.
[6] jnāna : la conscience. Tib. : ye nas shes pas "connaissance/conscience originelle". Synonyme de bodha, samvid. A noter que bodha est rendu tantôt par "éveil", tantôt par "conscience". C'est l'acte de comprendre consciemment, de s'éveiller à une vérité.
[7] Comme chose et non chose, être et non être, éternel et interrompu, etc.
[8] Autre lecture : "qui n'est qu'une construction imaginaire", kalpanā-kalpa-yogena.
[9] Sukha-varjita : "qui est sans bien être", ou "qui n'est pas bien centré", qui est dans les artifices.
[10] L'imagination, l'activité mentale constructrice de couples de contraires. A la fois abstraite (concept) et concrète (image). Difficile de trouver un terme qui désigne ces deux aspects.
[11] Glose pour traduire deux composés : vāsya-vāsaka-varjitam vāsanā-rahitam. Vāsanā est le "parfum" laissé par les actes dualistes, c'est donc la mémoire mécanique en tant qu'elle suscite une attente, un espoir ou une crainte de l'avenir. Bref, c'est un terme très riche.