Comme Monsieur Jourdain, qui faisait de la prose sans le savoir, la plupart des grandes associations françaises savent jouer des coudes pour défendre les causes qu’elles soutiennent, y compris en faisant du lobbying vis-à-vis des pouvoirs publics. Lors des discussions sur les produits chimiques à Bruxelles, la Directive Reach, les ONG ont su occuper le terrain politique et co-produire de nouvelles normes. A ce titre, après 10 ans d’efforts et de négociations avec les ONG, l’Union Européenne vient également de prendre une décision en faveur d’une foresterie responsable.
La pratique de plaidoyer de 3 ONG (Amnesty International Section France, ATD Quart Monde et le Secours Catholique) qui luttent contre l’exclusion et la défense des droits de l’home a été étudiée par Christèle Lafaye, juriste au Secours Catholique. Elle a en effet réalisé un mémoire de master 2 (Institut d’administration des entreprises de Paris 1), qui porte sur «Les fondements de la légitimité des actions de plaidoyer». Elle a fait connaître ses conclusions à l’occasion d’une table ronde le 13 octobre dernier, à laquelle les représentants de ces associations ont apporté leur témoignage.
Il en ressort que les associations éprouvent des difficultés à parler du lobbying, un terme réducteur qui décrit mal le sens de leur action. En effet, ce barbarisme un peu tabou renvoie à la défense d’intérêts privés menée par le monde des affaires dans des lieux clés comme Washington et Bruxelles. De leur côté, les ONG revendiquent défendre l’intérêt général, voire pratiquer l’altruisme, sans arrière pensée et sans avoir besoin d’avancer masquées. Les trois ONG étudiées ont en fait développé leur propre mode opératoire, l’alter-lobbying. Ce dernier a une visée d’intérêt général et se fait en 2 temps : une phase pour convaincre l’opinion publique-les médias et ensuite une phase de lobbying.
Ces réflexions sur leurs interventions sont issues d’un débat récent sur leur légitimité. Les responsables de plaidoyer des différentes associations réunies à cette table ronde ont déclaré que jusqu’ici leur légitimité était rarement mise en cause, comme en témoigne Anne Castagnos-Sen, Responsable des relations extérieures d’Amnesty International Section France. Pourtant, c’est moins vrai aujourd’hui, comme en attestent certains signaux :
- explosion du nombre d’ONG, dont la masse occupe une place croissante de la vie sociale et politique.
- dans celles-ci, il y a aussi des Bingos (Business Initiated NGO), des structures émanant du monde des affaires, avec un risque de confusion.
- remises en cause par certains chefs d’Etat de diverses associations luttant contre la corruption.
- apparition de la Fondation d’entreprises Promotheus, qui scrute le fonctionnement des grandes associations françaises. Nombre d’entre elles ont mal vécu l’irruption de cet observateur issu du milieu parlementaire et qui publie chaque année un baromètre de la transparence des ONG.
Pour Vincent David, Consultant lobbying d’associations, la légitimité est aussi plus facile à acquérir au plan national qu’à l’échelon international, où l’opinion publique est moins facile à appréhender. Mais, les médias peuvent aussi contribuer à légitimer des citoyens parfois peu organisés, comme dans le commerce équitable ou les stages en entreprise (Génération Précaire).
Pour les invités de la table ronde, la légitimité des grandes ONG repose pourtant sur des faits bien établis : un ancrage territorial, des bénévoles, des permanents et de plus en plus l’appartenance à des réseaux, ce qui constitue le premier vecteur de légitimité, la «représentativité». Les deux autres sources de légitimité sont d’ordre éthique (valeurs défendues, transparence, etc) et technique (expertise, etc).
Autant de facteurs qui peuvent pousser une association à lancer très tôt un débat public, alors que la société n’a pas encore conscience de certains problèmes. Il faut partir tôt, car certaines actions se heurtent à des résistances. Une action de plaidoyer peut durer 10 ans jusqu’au vote d’une loi, ce qui nécessite de la patience, du pragmatisme et la collecte des données pertinentes pour susciter l’intérêt, voire l’adhésion, et être capable de s’adapter aux arguments adverses.
Chez Amnesty International, on préfère parler de plaidoyer (« advocacy »), plutôt que de lobbying. Une famille d’actions qui se distingue de la communication ou de la mobilisation des adhérents (ex. flash mob). Dans cette association de défense des droits de l’homme, la légitimité semble une évidence, même si de la pédagogie se révèle nécessaire dans le domaine des droits économiques, sociaux et culturels.
Quels que soient les termes employés, les associations se disent politiques, mais pas partisanes, comme le déclare Marie-Aleth Grard, Vice Présidente d’ATD Quart Monde. En effet, il s’agit pour elles de faire avancer la justice, un bien commun pour François Soulage, Président du Secours Catholique.
Mais, le lobbying ne s’improvise pas, car il nécessite un savoir-faire. Pour avoir droit au chapitre, certaines associations ont déjà effectué leurs mues, en mettant en place des outils de veille, en recourant à la cartographie du pouvoir, à des rendez vous avec les décideurs sur leurs lieux de travail. Et, les personnes identifiées comme les plus influentes ne sont pas toujours des élus, qui suivent les consignes de leur clan, mais peuvent se situer dans les cabinets ministériels, les conseillers et l’administration.
Quelque soit leur professionnalisme des ONG, le lobbying reste un rapport de force. Un représentant de France Libertés a témoigné de l’âpreté du lobbying dans le domaine de l’eau potable, où certaines entreprises disposent de moyens considérables. David conte Goliath.
Le travail en inter-associatif, qui est difficile à mettre en musique, répond aussi à ce besoin de légitimité collective. En France, la journée mondiale du refus de la misère, qui a eu lieu le 17 octobre dernier, constitue ainsi une action commune et bien identifiée entre le Secours Catholique, ATD Quart Monde et Amnesty International France. Le réseau doit aussi permettre de réduire la durée nécessaire pour obtenir un résultat concret et constitue aussi un meilleur moyen de faire savoir.
La pratique, qui vise à convaincre les hommes politiques, se substitue avec la tendance précédente, où les associations étaient tentées d'adopter systématiquement une posture contestataire. Plusieurs associations de premier plan ont d’ailleurs intégré le Conseil économique social et environnemental (Cese).
Mais, la lutte d’influence n’est pas la seule voie possible. Les associations réfléchissent aussi à d’autres voies comme le dialogue avec les entreprises. Cette piste est aussi une reconnaissance et de légitimité, dans la mesure où les firmes n’envisageraient pas de discuter, si le secteur associatif n’était pas représentatif et qu’il ne possédait pas par exemple des expertises certaines. Pour ATD Quart Monde, la question se pose sans cesse. De son côté, Amnesty International réfléchit à un élargissement de ses partenariats, mais refuse tout fonds publics ou corporate. Anne Castagnos-Sen explique que la règle est de bien camper à sa place : l’association doit rester dans le droit fil de son mandat.
Au final, les associations à vocation sociale parviennent à occuper un espace croissant, mais ne semblent pas encore complètement décomplexées par rapport à la question du lobbying. Ce dernier comporterait une connotation négative dans l'hexagone. De même, chez Care France, qui fait pourtant partie d’un vaste réseau international, on préfère parler de plaidoyer.
Les ONG anglo-saxonnes comme Spinwatch ou allemande comme Lobbycontrol sont plus à l’aise et certaines d’entre elles sont devenues des observateurs expérimentés de cette technique d’influence, dans laquelle elles perçoivent un manque de transparence, des pratiques déloyales, voire un pouvoir démesuré et peu démocratique. Le réseau associatif Alter-EU et l’ONG Transparency International ont même proposé récemment une interdiction pendant trois ans de toute reconversion d’anciens commissaires européens dans le lobbying, une pratique de pantouflage vivement critiquée.
Pragmatiques, les associations environnementales semblent pour leur part avoir franchi le cap, puisque le mot « lobbying » revient 14 fois dans le rapport d’activité 2008/2009 du WWF France.
Dans le sillage du Grenelle de l’environnement, avec ses groupes miroir, le lobbying environnemental revêtirait un caractère d’efficacité et de modernité : une action ciblée à un moment donné auprès des bons décideurs. Le terme lobbying figure aussi dans les rapports d’activité 2009 des associations suivantes:
- 2 fois chez Greenpeace France
- 3 fois dans le rapport de la Surfrider Fondation
- et 4 fois à la LPO et chez France Nature Environnement.
Les associations écologistes, en se frottant aux entreprises sur de nombreux sujets sensibles, se seraient ainsi davantage converties à leurs méthodes de travail, ayant constaté sur le terrain leur efficacité. Néanmoins, les Amis de la Terre France recourent au terme plaidoyer. Dans un autre registre, la Fondation Nicolas Hulot préfère utiliser les mots « sensibiliser » et «découvrir» et la Fondation GoodPlanet le terme « éducation ». Le Grenelle de l’environnement et l’urgence climatique auraient ainsi selon nous permis aux associations vertes d’afficher leur recours au lobbying, sans effrayer leur base.
Adopter les termes de plaidoyer ou de lobbying correspondrait donc finalement à des questions de sensibilité, de culture et d’histoire. Pour les associations les plus rétives, la prudence implique de ne pas effrayer les militants et surtout de ne pas être assimilées à la défense d’intérêts particuliers, ce qui serait source de confusion. Mais, les hommes politiques et le personnel de l’administration qu’il faut sensibiliser sont les mêmes, qu’on parle de lobbying ou de plaidoyer.
Pour aller plus loin :
Interdépendances. N°70. Le dossier : "Les ONG peuvent elles changer le monde ?"
http://www.interdependances.org/article/909/Les_ONG_peuvent_elles_changer_le_monde
Secours Catholique. Les ONG veulent renforcer la légitimité de leur plaidoyer
http://www.secours-catholique.org/actualite/les-ong-veulent-renforcer-la,7954.html?utm_source=twitterfeed&utm_medium=twitter
Coalition internationale Publiez ce que vous payez - Publish what you pay (PWYP)
Une victoire du lobbying des ONG dans la lutte contre la corruption. Les entreprises d'extraction cotées à la Bourse américaine seront désormais tenues de rendre publiques les commissions qu’elles versent aux gouvernements pour exploiter leurs ressources. Cette mesure a été adoptée cet été par le Congrès des Etats-Unis.
http://www.courrierinternational.com/article/2010/07/20/un-grand-pas-dans-la-lutte-contre-la-corruption
Sur les Bingo :
http://ong-entreprise.blogspot.com/2010/02/bataille-dong-dans-lhuile-de-palme.html
Association Survival : Finsbury remporte le prix de la « Communication la plus désastreuse de l’année »
http://www.survivalfrance.org/actu/6590