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Vénus Noire

Publié le 04 novembre 2010 par Mg

Vénus noire est un film dérangeant. Un film choc, mais qui pourtant refuse le spectaculaire –peut-être à force d’avoir à nous montrer l’horreur de certains spectacles. Abdellatif Kechiche raconte l’histoire (vraie) de Saartjie Baartman, la « Vénus hottentote », ramenée d’Afrique du Sud au début du 19e siècle par un Afrikaner qui l’exhibe à Londres, puis à Paris, dans un numéro de « sauvage », jouant de son origine « exotique » et de ses particularités physiques : fesses hypertrophiées et organes génitaux protubérants.

Le film avance à coups de répétitions : le même spectacle, souvent montré en temps réel, plusieurs fois face au public populaire de Londres, puis face au beau monde parisien, dans des soirées plus ou moins libertines ; chez l’aristocratie, le public est à peine moins bruyant, la caméra à peine moins agitée, la cruauté et l’indifférence au sort de la Vénus hottentote sont les mêmes. Le rythme du film se joue beaucoup sur l’alternance entre des scènes calmes et posées, et des scènes de déchaînement et de désordre, où bruits et images foisonnent, où la caméra se fait instable, rasant les corps et les visages: images de groupes qui se déchaînent et se délectent de l’objet exotique, inconnu et autre (quoiqu’humain, d’où la fascination).

Le film commence et se termine dans un amphithéâtre de l’Académie Royale de Médecine, qui n’est qu’un double des salles de spectacles où Baartman était exhibée : on n’est pas plus respectueux dans les milieux scientifiques, à une époque où l’on étudie la ressemblance de l’Hottentot et de l’orang-outang, que dans les théâtres de foire. Cette exploitation du corps n’en finit pas : un corps qu’on montre, qu’on observe, qu’on touche, qu’on détaille, que Baartman soit monstre de foire, prostituée ou objet d’étude scientifique. Terrible ironie : le premier plan nous montre, dans l’amphithéâtre, le drap recouvrant le moulage de son corps, écho au drap qui recouvre sa cage au début du spectacle. En somme, vivante ou morte, elle est traitée de la même façon.

Un débat fallacieux sur le rapport entre l’art et la réalité est lancé par l’avocat de son maître au cours d’un procès : tout dans le spectacle n’est que comédie, elle joue une sauvage, elle ne vit pas dans une cage dans la vie réelle. Le spectateur sait que si elle joue la sauvage, elle est en revanche bien esclave. Thématique lancée en trompe-l’œil dans la bouche de ceux qui exploitent, et qui est bien sûr à l’opposé du point de vue adopté par le film. Car quand Kechiche donne à voir un spectacle, il nous donne simultanément à voir la réalité qui l’accompagne, à travers les gros plans sur le visage rageur et humilié de Saartjie : ce visage, c’est un spectacle, non, plutôt une image dans le spectacle, qu’aucun personnage dans le film ne semble voir. Saartjie Baartman est tragiquement la seule dans son monde (et le seul personnage dans le film) à ne pas être spectatrice, puisque (presque) tous les autres sont les spectateurs complaisants de son corps à elle. Le film lui rendra alors justice non pas seulement en la montrant (car alors, il ne serait qu’une reproduction à l’identique du spectacle de foire) mais aussi en la peignant, à l’image du scientifique qui lors d’une courte scène la dessine et semble être le seul à voir en elle une personne.
Vénus noire est un film fort, ce qui est largement dû à son sujet ; mais c’est aussi qu’il est filmé avec intelligence et que la retenue du personnage principal nous tient toujours à distance sûre du mélodrame. Chez cette femme qui parle peu, la rage est montrée par le visage, par les cigares, les verres d’alcool. Pas d’éclat en somme, mais des scènes éprouvantes, longues, extraits de spectacle, qui tournent à la prostitution, auxquels aucune musique extra-diégétique n’est ajoutée, montrés tels quels, mais ressentis avec Saartjie. Sans être un chef-d’œuvre, Vénus noire est un film cohérent et adroit, qui va dans une direction (comme la vie de son héroïne, malheureusement) et la tient. Il ne livre pas d’idée nouvelle sur la question mais, et c’est peut-être plus rare, nous fait ressentir avec succès, nous propose (nous impose, pour peu qu’on reste dans la salle) une expérience poignante et intelligente.


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