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Propriété de soi, liberté et redistribution : une lecture critique de l’exemple de Wilt Chamberlain.

Par Ameliepinset

Je publie ici le texte de mon exposé oral réalisé dans le cadre du cours de textes philosophiques anglais. N’ayant eu qu’une semaine de délai pour préparer et rédiger ce travail et devant a priori respecter un délai de parole de 20 minutes maximum — que j’ai dépassé malgré mes efforts pour parler relativement vite —, j’ai conscience du caractère assez « superficiel » de mon travail, notamment sur deux points : le passage de la thèse de Sandel à celle de Pettit (davantage que superficiel, ce passage est largement discutable), et l’allusion à la proposition d’un revenu inconditionnel garanti. J’y reviendrai lorsque je l’aurai le temps, promis. Le texte étudié est disponible ici, et se trouve aux pages 160-162 de l’édition Blackwell de Anarchy, State and Utopia de Robert Nozick.

Propriété de soi, liberté et redistribution : une lecture critique de l’exemple de Wilt Chamberlain.

INTRODUCTION

Le texte que nous nous proposons d’étudier se trouve au cœur de Anarchy, State and Utopia, ouvrage majeur du philosophe libertarien américain Robert Nozick publié en 1974, soit seulement trois ans après la publication de la fameuse Theory of Justice de John Rawls. Si la première partie de Anarchy, State and Utopia vise à démontrer aux anarcho-capitalistes qu’un État minimal va nécessairement naître de l’état de nature sans que celui-ci ne viole le droit des individus, la deuxième partie de l’ouvrage, souvent considérée par les commentateurs comme une critique adressée précisément à la théorie de la justice rawlsienne, s’interroge sur la légitimité d’un État qui étendrait ses pouvoirs au-delà de celui de l’État minimal, à savoir celui d’assurer la sécurité.

C’est dans cette deuxième partie de l’ouvrage que nous rencontrons le fameux exemple de Wilt Chamberlain qui sera l’objet de notre étude. À travers cet exemple, Robert Nozick se penche plus particulièrement sur le statut de légitimité de l’intervention de l’État sur les inégalités de possessions. Le critère de légitimité de l’action de l’État étant le respect de la liberté des individus, le problème soulevé par ce texte est donc le suivant : la revendication égalitaire des théories de la justice distributive, ou pour le dire plus simplement la redistribution, peut-elle être juste, c’est-à-dire compatible avec la respect de la liberté ? D’une part, Robert Nozick soutient que la liberté ébranle profondément les théories de la justice distributive, ces dernières sont intrinsèquement incompatibles avec le respect de la liberté, et d’autre part, l’enjeu de Robert Nozick, au moyen de l’exemple de Wilt Chamberlain, est de montrer que nous sommes intuitivement favorables à la thèse libertarienne, préférant et jugeant largement plus juste la garantie de notre liberté individuelle à la lutte contre les inégalités que se donne comme ligne de conduite les théories de la justice distributive.

Dans un premier temps de notre étude, nous retracerons le raisonnement de Robert Nozick, qui se compose principalement en deux moments, à savoir une partie descriptive de l’évolution d’une situation à une autre suivie d’une partie évaluative, c’est-à-dire d’un examen du fait décrit, visant à argumenter en faveur de la justice de ce dernier. Puis dans un second temps, nous tenterons à notre tour d’évaluer la thèse nozickéenne et essaierons de penser à quelles conditions il serait possible de réconcilier la revendication égalitaire de théories de justice distributive avec la liberté.

LE RAISONNEMENT DE ROBERT NOZICK

Avant de commencer à entrer dans le détail de l’exemple de Wilt Chamberlain, prenons le temps d’expliciter un peu le titre de la sous-partie dans laquelle il se trouve, à savoir : «How liberty upsets patterns», que l’on peut traduire aisément par «Comment la liberté renverse les modèles». Le terme de liberté fait référence au droit naturel de l’homme selon lequel il peut disposer de sa personne et de ses possessions comme il l’entend sans avoir besoin de l’autorisation d’aucune autre personne. Plus précisément, il va s’agir ici d’étudier les conséquences pratiques des productions et échanges volontaires de possessions, c’est-à-dire de la libre circulation des biens ou pour le dire en des termes encore plus simples de ce qu’on appelle le libre marché, sur les théories de justice distributive fondées en modèle, c’est-à-dire qui s’expriment sous la forme « À chacun selon son… ».

Ce que veut remettre en question Robert Nozick ici, c’est la «fausse» évidence avec laquelle les tenants des théories de la justice distributive fondées en modèle prétendent pouvoir rejeter son «entitlement conception of justice in holdings», sa théorie de l’habilitation des possessions, appelée aussi théorie des droits de propriété légitimes. En quoi consiste cette théorie de l’habilitation des possessions ? Elle se résume à trois principes visant à déterminer les droits de propriété légitimes : 1/ le principe de d’acquisition originelle selon lequel chacun a le droit de s’approprier quelque chose qui n’appartient encore à personne, 2/ le principe de transfert selon lequel ce qui a été acquis légitimement selon le premier principe peut être transféré librement si la transaction s’effectue par entente réciproque, 3/ le principe de correction des injustices passées selon lequel les possessions n’ayant pas été acquises suivant l’un ou l’autre des deux premiers principes doivent être réparées. Il faut noter un point important concernant cette théorie : contrairement aux théories de la justice distributive fondées en modèle que Robert Nozick entend remettre en cause, la théorie de l’habilitation des possessions n’est pas fondée par un modèle. Les théories de la justice distributive fondées en modèle sont des théories structurelles, c’est-à-dire qu’elles peuvent dire a priori ce qu’est une situation juste en raison de leur fondation par un modèle. En revanche, la théorie de l’habilitation des possessions est une théorie historique, c’est-à-dire qu’elle ne peut pas dire a priori ce qu’est une situation juste car elle ne peut se prononcer sur la justice d’une situation qu’au regard de la façon dont elle est apparue — elle analyse les faits passés pour juger du présent — et dans le cas particulier de la théorie de l’habilitation des possessions, au regard de si son apparition a bien respecté les deux premiers principes que nous avons définis ci-dessus.

Maintenant que nous avons pris le temps de conceptualiser les types de théories qui vont être discutées, passons à la description de l’exemple de Wilt Chamberlain. Robert Nozick nous suggère de supposer une situation où les biens seraient répartis selon une théorie de justice qui ne soit pas celle de l’habilitation des possessions, mais une théorie de justice distributive fondée en modèle, que cette théorie soit notre préférée et d’appeler la situation distributive qui en résulte D1. Étant donné que c’est notre théorie préférée qui régit D1, à moins d’être pervers au point de préférer une théorie distributive que nous jugerions injuste, nous supposons que la distribution D1 est juste et par conséquent si chacun a ce qu’il détient légitimement, chacun est habilité à faire librement ce qu’il veut des ressources qui lui ont été attribuées. Intervient alors la présence de Wilt Chamberlain qui, en raison ses talents exceptionnels de joueur de basketball, est très sollicité à la fois du public et des équipes de basketball à tel point qu’une équipe de basketball lui propose de sa propre initiative un contrat grâce auquel il touchera 25 cents sur chaque billet de match local vendu. Wilt Chamberlain trouvant ce contrat avantageux, il décide librement de l’accepter. Supposons alors qu’à la fin de la saison, un million de personnes aient librement fait le choix de venir assister aux matchs locaux et ont bien tous réservé 25 cents du prix de leur billet pour Wilt Chamberlain. Dès lors, Wilt Chamberlain se retrouve avec 250 000 $, un revenu plus que considérable par rapport tant au revenu moyen qu’au revenu de quiconque. Nous constatons que la répartition des biens a donc évolué par rapport à la situation distributive D1 et nous appelons cette nouvelle situation distributive D2.

Examinons alors ce qui se joue dans cet exemple : le statut de légitimité des inégalités et par là même en réponse celui de la lutte contre les inégalités qu’impliquent majoritairement les théories de la justice distributive fondées en modèle. La première interrogation qui nous vient à l’esprit au regard de l’évolution de la situation distributive est la suivante : la forte inégalité développée entre D1 et D2 n’est-elle pas injuste ? Peut-on dire que Wilt Chamberlain est habilité à recevoir un revenu si élevé ? En d’autres termes, a-t-il le droit de toucher un tel revenu ? Dans la mesure où la justice est communément entendu comme l’idée de distribuer à chacun ce qu’il mérite, on pourrait aller jusqu’à la question : le mérite-t-il ? Si ces questions se posent en premier lieu après la description de l’exemple de Wilt Chamberlain, c’est parce que les inégalités trop importantes nous heurtent de prime abord et par conséquent nous sommes en général intuitivement à amener à les condamner et vouloir lutter contre celles-ci (cf. pensons à ce qui s’est dit notamment ces dernières années à propos des grands sportifs trop payés). Or ce que veut nous amener à penser Robert Nozick par cet exemple, c’est tout le contraire : à l’évidence, il n’y aurait rien d’injuste dans l’habilitation de Wilt Chamberlain à un tel revenu.

Sur quels arguments Robert Nozick va-t-il s’appuyer pour nous faire adhérer à son intuition libertarienne ? Il s’agit tout d’abord de mettre en lumière une des absurdités à laquelle nous amènent les théories de la justice distributive fondées en modèle : on est parti d’une situation distributive D1 légitime, les individus ont légitimement transféré des parts qui étaient les leurs, on a abouti à une nouvelle situation distributive D2 mais les tenants de ces théories vont la considérer comme illégitime puisque ne correspondant plus au modèle de justice défini en D1. Cet enchaînement est profondément incohérent du point de vue de Robert Nozick en raison de sa défense des principes historiques qui permettent de juger la justice d’une situation en fonction du processus dont est née celle-ci, c’est-à-dire en fonction de son passé. En effet, la contradiction inhérente des théories de la justice distributive fondées en modèle apparaît avec évidence dans l’exemple de Wilt Chamberlain : le point de départ D1 ainsi que les transferts étaient légitimes, alors la conclusion logique qui apparaît est que le point d’arrivée D2 devrait nécessairement être légitime contrairement à ce qu’affirment les tenants des théories de la justice distributive fondées en modèle.

Si nous ne pouvons pas remettre en cause la justice de D1 puisque c’est nous qui avons mis en place notre répartition préférée, interrogeons-nous sur ce qui confère de la légitimité aux transferts effectués entre D1 et D2. D’après Robert Nozick, ce qui rend légitimes ces transferts, c’est qu’ils ont fait l’objet d’un contrat, c’est-à-dire que les agents de ces procédés ont passé une convention par laquelle ils s’engageaient réciproquement (les spectateurs des matchs payent des billets en l’échange du spectacle de jeu de basketball auquel participe Wilt Chamberlain et Wilt Chamberlain accepte de jouer pour telle équipe en l’échange de 25 cents qui lui sont réservés à chaque billet de match local acheté). Ainsi, le critère de légitimation des transferts est l’acte libre par lequel les agents se sont engagés réciproquement, ou pour le dire plus simplement, le consentement (on peut à ce titre relever différents termes se rapportant à ce critère : «each of these persons chose to give…», «they all [...] converged on giving it», «people voluntarily moved…»). Les actes des agents en jeu étaient libres, personne ne les a forcés à les mettre en œuvre, les agents avaient la possibilité d’agir autrement mais ils ont choisi volontairement ces actes.

Voyons enfin pourquoi les théories de la justice distributive fondées en modèle apparaissent de toute évidence inacceptables, ceci en s’intéressant plus particulièrement à leurs conséquences pratiques. Étant donné qu’elles jugent toutes la situation distributive D2 injuste, puisque ne respectant plus le modèle composé des principes structurels de justice qu’elles s’étaient données dans la situation distributive D1, si elles désirent rétablir une situation distributive qu’elles considèrent comme juste, elles se trouvent dans l’obligation de mettre en œuvre des dispositifs de redistribution de sorte que l’on retrouve la structure qu’elles avaient en D1 [Nozick écrit d’ailleurs : « No [...] distributional patterned principle of justice can be continously realized without continuous interference with people’s live » (p. 163) / « aucun principe de justice distributive mis en modèle, ne peut être appliqué de façon continue sans une intervention continue dans la vie des gens » (p. 204)]. Or faire cela, c’est entraver la libre circulation des biens et des services entreprise par des agents libres et donc interférer avec la capacité de contrôle de possessions par les individus. Au final, si la redistribution implique la destitution du droit de propriété de soi — le droit de propriété de soi incluant le droit de propriété de ses productions — et si le droit de propriété est ce qui rend libres les individus, alors on peut conclure que la redistribution est contraire à la liberté individuelle. En effet, la liberté pour Robert Nozick consistant en l’absence d’interférence, les dispositifs de redistribution créant des interférences, on peut les qualifier de liberticides.

Appliquons cette thèse à l’exemple de Wilt Chamberlain. Supposons que le modèle choisi dans la situation distributive D1 soit tel qu’il limite les inégalités acceptables dans un rapport 1:10 (la moyenne des revenus des 5% les plus aisés ne doit pas être plus de 10 fois supérieure à celle des revenus des 5% les plus défavorisés). Une fois que Wilt Chamberlain se retrouve avec ses 250 000 $, D2 n’est plus conforme au modèle définissant la justice en D1, alors pour remédier à cette situation injuste, on peut supposer qu’on va prélever un impôt sur le revenu de Wilt Chamberlain en vue de mettre en pratique des dispositifs de redistribution pour rétablir le modèle défini en D1. Or pour Robert Nozick, faire cela, c’est attenter même à l’intégrité personnelle de Wilt Chamberlain, c’est, pour employer des termes kantiens, le traiter comme un moyen et non plus comme une fin. On se sert des possessions produites le travail de Wilt Chamberlain pour les redistribuer. Ainsi, les dispositifs de redistribution violent ma personne en ceci qu’elle viole mon droit naturel fondamental de propriété de soi selon lequel je suis propriétaire de ma personne et ce qui la compose — mon travail, mes talents, etc. — qui implique que nul n’a le droit de mettre ma personne et ce qui la compose — ici mon talent et le revenu que celui-ci m’a permis d’obtenir — à la disposition des autres sans que j’ai donné mon consentement. Si je n’ai pas accepté de fournir un travail pour quelqu’un d’autre que moi-même et que l’on me réquisitionne les fruits de mon travail, c’est comme si l’on me faisait faire du travail forcé.

En montrant les incohérences intrinsèques du point de vue historique et les conséquences pratiques, au travers des dispositifs redistributifs, proprement liberticides des théories de la justice distributive fondées en modèle, Robert Nozick espère avoir montré qu’il ne fallait pas penser la structure de production indépendamment de la structure de distribution des biens et que la théorie libertarienne de l’habilitation des possessions apparaissait la seule à pouvoir préserver la défense de la liberté individuelle.

LES OBJECTIONS FACE AU RAISONNEMENT DE ROBERT NOZICK

Nous aimerions dans cette seconde partie de notre étude tenter d’évaluer cette thèse sur laquelle est aboutie Robert Nozick. Nous souhaiterions ensuite réfléchir aux conditions de possibilité du dépassement du conflit entre redistribution et liberté.

Tout d’abord, l’objectif de Robert Nozick, au moyen de son exemple de Wilt Chamberlain, était de dissiper notre intuition d’injustice face aux inégalités résultant du libre marché. A-t-il vraiment réussi son objectif ? À notre sens, le revenu de 250 000 $ remporté en une saison par Wilt Chamberlain nous apparaît encore intuitivement comme injuste.

Tentons d’analyser cette intuition persistante. Si ce revenu nous apparaît injuste, c’est parce qu’il semble être démesuré dans la mesure où Wilt Chamberlain n’a pas fait des efforts autant de fois supérieurs aux efforts de l’individu moyen pour que son revenu soit autant de fois supérieur au revenu moyen, on pourrait ainsi être amené à dire qu’il ne l’a pas vraiment mérité. Toutefois, il faut remarquer que l’exemple du sportif talentueux n’a pas été pris au hasard car il semble ne devoir sa réussite qu’à lui-même dans la mesure où ses talents lui appartiennent, mais est-ce vraiment le cas ? Si nous acceptons de concéder qu’une partie de sa réussite est due à son effort ou pour le dire en d’autres termes à son travail, il serait proprement naïf de croire qu’elle ne soit due qu’à cela. En effet, non seulement Wilt Chamberlain est né avec une part de qualités naturelles (par exemple, il mesure 2m18, ce qui est un atout non négligeable pour le basketball) qui sont dues au total hasard génétique mais surtout on ne peut faire abstraction du fait que son talent soit récompensé dans une certaine société. Imaginons une société qui d’une part ne valoriserait pas du tout le basketball et d’autre part n’offrirait même pas les infrastructures nécessaires au sport qu’est le basketball, Wilt Chamberlain malgré ses talents naturels et son travail n’aurait jamais pu gagner 250 000 $ et il apparaît intuitivement injuste qu’avec les mêmes efforts, un individu ne soit pas récompensé des mêmes fruits suivant la société dans laquelle il se trouve (ce jugement est en fait basé sur une conception de la justice comme égalisation des circonstances, conception qui prend actuellement de l’influence chez les auteurs anglo-saxons réunis dans le courant du « luck egalitarianism »).

Nous — individus contemporains — ne vivons pas tels des « Robinson Crusoé » sur des îles désertes respectives et c’est pourquoi il faut bien reconnaître que la complexité des sociétés contemporaines implique que nous ne soyons jamais entièrement responsables de nos réussites, nous ne le sommes qu’en partie. Ainsi, nous pouvons remettre en cause le bien fondé de la thèse nozickéenne du droit de propriété absolu sur ce qui semble être notre production car «notre production», s’inscrivant toujours dans un certain environnement naturel et social, n’est jamais purement le résultat de notre seule action. Par suite si l’on remet en cause le principe des droits de propriété absolus des individus sur leur possessions, et, pour reprendre l’exemple de Robert Nozick, plus précisément sur celles distribuées en D1 alors la situation distributive D2 se trouvera différente de celle décrite dans l’exemple par Robert Nozick car si les individus n’ont plus de droits de propriété absolus, le second principe de la théorie de l’habilitation des possessions se verra modifié — si les droits de propriété ne sont pas absolus, les droits de transferts seront forcément conditionnés par d’autres règles, en d’autres termes il y aura réglementation du libre marché.

À présent, analysons plus en détail le rapport entre redistribution et respect de la propriété de soi, principe que Robert Nozick prétend découler de la maxime kantienne de toujours considérer autrui comme une fin en soi. Pour Robert Nozick, toute personne a le droit a la propriété de soi et les talents d’une personne font partie intégrante de la personne même, ce qui implique que si on «s’en prend» aux productions fruits des talents d’une personne pour contribuer à des dispositifs redistributifs, on «s’en prend» à la personne même en lui violant son droit de propriété de soi, on s’en sert comme un moyen et non plus comme une fin.

On pourrait faire un premier type d’objection de la manière suivante : la maxime kantienne ne proscrit pas de servir d’autrui comme un moyen, mais de s’en servir uniquement comme un moyen or même après qu’on ait prélevé une partie des revenus de Wilt Chamberlain, il sera encore considéré comme une fin en ce sens qu’il est toujours en capacité de s’autodéterminer les fins qu’il souhaite poursuivre.

Par ailleurs, on peut théoriser un second type d’objection en remettant en cause la conception nozickéenne de la personne. Remarquons que cet attachement à la maxime kantienne de toujours considérer autrui comme une fin et jamais seulement comme un moyen est aussi partagé par le libéral égalitariste John Rawls, y aurait-t-il une contradiction entre l’attachement à cette maxime et son principe de différence, exigeant des dispositifs redistributifs en vue que les seules inégalités qui sont légitimes à persister sont celles qui sont avantageuses aux plus défavorisées et attachées à un principe d’égalité des chances, ou bien seraient-ils compatibles ? Il faut bien comprendre que John Rawls considérant les talents comme des attributs totalement arbitraires, son principe de différence représente en fait «un accord pour considérer la répartition des talents naturels comme un atout pour toute la collectivité, dans une certaine mesure, et pour partager l’accroissement des avantages socio-économiques que cette répartition permet par le jeu de ses complémentarités» (TJ, §17). Et si ce principe de différence n’est pas contradictoire avec la maxime kantienne, c’est bien parce que la notion rawlsienne de personne est distincte de ses attributs dont font partie ses talents, d’où l’idée que lorsque l’on met les talents à contribution de la société, on ne bafoue en rien la notion de personne.

Cela dit, nous nous pouvons en revanche nous interroger sur la légitimité de la conception de la personne rawlsienne pour répondre à une véritable propriété de soi accordée à la propriété commune des talents sous-entendue par le principe de différence. Considérer les ressources et talents naturels comme une propriété commune entraîne nécessairement une transformation essentielle du sujet de la propriété de soi. Michael Sandel, dans son ouvrage, écrit en réponse à la théorie rawlsienne, intitulé Le libéralisme et les limites de la justice, nous explique qu’il s’agit alors de sortir de conception du sujet comme un moi «désengagé» et «decontexualisé» (unencumbered) pour faire place une conception intersubjective du sujet de sorte que le sujet du droit de propriété de soi ne soit plus un «moi» mais un «nous». Cela implique faire une véritable place à l’idée d’une communauté constitutive. Une telle idée nous invite à nous éloigner évidemment du libertarianisme mais aussi du libéralisme. Il existe différentes voies qui se proposent à nous (dont les principales sont : le communautarianisme qui met l’accent sur la communauté ethno-culturelle, le républicanisme qui met l’accent sur la communauté civique et la nouvelle théologie qui met l’accent sur la communauté religieuse) mais nous choisissons ici de concentrer notre étude sur celle d’une communauté civique défendue par le républicanisme. Le républicanisme nous semble en effet la meilleure voie pour parvenir à réconcilier véritablement la justice redistributive et la liberté, ces deux concepts bien trop mis en tension par le libertarianisme et parfois par le libéralisme. Ce qui permet cette réconciliation, c’est notamment une différence d’orientation anthropologie juridique. Alors que le libertarianisme et le libéralisme s’inscrivent dans le courant des théories du droit naturel, le républicanisme pense qu’il n’existe que des droits construits par les institutions. Ainsi, la loi n’apparaît plus comme un ennemi de ma liberté, comme constitutive de ma liberté. Le républicanisme renverse véritablement la thèse libertarienne selon laquelle l’État est toujours une limitation voire une négation de la liberté en soutenant au contraire qu’il n’y a pas de liberté sans État. Philip Pettit, dans son ouvrage majeur Républicanisme, distingue deux types de liberté : la liberté comme absence d’interférence des libéraux et libertariens et la liberté comme absence de domination des républicains. Une interférence est un obstacle extérieur effectif, tandis qu’une domination est une capacité d’interférence intentionnelle et arbitraire. Si l’action de l’État, comprenant ses dispositifs de redistribution, représente une interférence, elle ne représente pas pour autant une domination puisque la loi étant universelle, elle n’est pas arbitraire. La société juste conceptualisée par le républicanisme peut alors être définie comme une société de non-domination, idéal qui à notre sens permet de répondre à la fois aux revendications d’égalité et de liberté car ne pas être dominé, c’est être traité comme un égal d’autrui mais aussi ne pas être à la merci de la volonté tutélaire d’autrui. Reste à envisager comment réaliser en pratique une telle société : la proposition d’un revenu inconditionnel d’existence qui offrirait à chaque individu les moyens de subsistance nécessaire de ne jamais être traité seulement comme un moyen ne serait-elle pas une réponse adéquate à la maxime kantienne à laquelle, rappelons-le, Robert Nozick prétend se référer ?

BIBLIOGRAPHIE

  • CARÉ, S., La pensée libertarienne, Paris, PUF, 2009
  • KYMLICKA, W., Les théories de la justice (1990), trad. Marc Saint-Upéry, Paris, La découverte, 1999
  • LEMIEUX, P., L’anarcho-capitalisme, Paris, PUF, 1988
  • NOZICK, R., Anarchy, State and Utopia, Oxford, Blackwell, 1974 ; Anarchie, État et Utopie, trad. Évelyne d’Auzac de Lamartine, Paris, PUF, 1988
  • PETTIT, P., Républicanisme (1997), trad. Patrick Savidan et Jean-Fabien Spitz, Paris, Gallimard, 2004
  • RAWLS, J., Théorie de la justice (1971), trad. Catherine Audard, Paris, Seuil, 1987
  • SANDEL, M., Le libéralisme et les limites de la justice (1982), trad. Jean-Fabien Spitz, Paris, Seuil, 1999
  • SAVIDAN, P., Repenser l’égalité des chances, Paris, Grasset, 2007
  • SPITZ, J.-F., Pourquoi lutter contre les inégalités ?, Montrouge, Bayard, 2009

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