s'est installé au chaud, sur une tribune dressée spécialement pour l'occasion. Le décor se voulait grandiose, il avait surtout quelque chose de gênant, aux antipodes de la sobriété des obsèques du Général. Sarkozy était debout, le visage fendu d'un large sourire. Sur cette large estrade, sous une tente immense, une toile derrière lui figurant un paysage de campagne « typique » avec l'inévitable Croix de Lorraine dessinée derrière des bois, Sarkozy paraissait ravi. C'était « son » moment. Il pouvait commencer « son » discours. Même sur son pupitre, une Croix de Lorraine avait été placée.
Fidèle à son habitude, Sarkozy a d'abord livré un hommage schizophrénique, puis, comme souvent un discours... sur lui. Pendant une courte demi-heure, il a progressivement dressé, directement ou pas, des parallèles entre l'homme de Londres et lui-même, pauvre chose, l'homme du Fouquet's.
D'un hommage schizophrénique...
Vers 12h15, Sarkozy se lance : « Qui ne se souvient de ces mots qui nous parlent d'une France éternelle, de « villages tranquilles et peu fortunés, dont rien, depuis des millénaires, n'a changé l'âme, ni la place ? (...). » Il poursuit : « Qui ne se souvient, parmi les gens de ma génération, de cette soirée du 9 novembre 1970 où la France apprit que le général de Gaulle venait de mourir ? Il y eut comme une grande stupeur qui saisit le pays tout entier. Que l'on fût gaulliste ou anti-gaulliste, que l'on se soit battu au côté du général de Gaulle ou qu'on l'ait combattu, chacun d'un coup se sentit orphelin (...) Tout le monde s'est senti orphelin (...).» Sarkozy glisse doucement, mais sûrement, vers une comparaison implicite avec sa propre situation, évoquant l'impopularité du général qui le conduit à démissionner en 1969. De Gaulle en 1969 était un incompris, comme Sarkozy en 2010 : « Un an et demi auparavant, ils l'avaient congédié, fatigués sans doute de le voir encore et toujours brasser de grands rêves et leur proposer une conception toujours plus élevée, toujours plus exigeante de la France. » Et les Français, un an plus tard, « se sentaient un peu coupables » de l'avoir fait partir. Déjà, la comparaison avec son propre cas personnel est posée.
Le patron de Sarkofrance cite ensuite, pèle mêle et sans distance, les multiples facettes du « sauveur» , l'honneur de 1940, l'Etat en 1944, mais aussi la République contre la guerre civile en mai 1958 et en avril 1961, et même mai 1968, « quand il avait fallu mettre fin au désordre et à la violence.» Mai 1968, qui révéla le hiatus entre des pouvoirs en retard d'un siècle et une jeunesse moderne et impatiente, n'était donc que désordre et violence pour Sarkozy. A l'époque, Nicolas Sarkozy avait 15 ans, mais il était déjà vieux.
Eclair de lucidité ou accès schizophrénique, Sarkozy évoque ensuite la simplicité de l'ancien chef de la France libre devenu président: « Il avait voulu tous les honneurs pour l'État. Il n'en avait jamais voulu pour lui-même.» Emanant d'un Monarque Bling Bling, qui sillonne le globe de séjours luxueux offerts par des amis en voyages privés payés par les contribuables et réceptions organisées à sa gloire (comme à New York, en pleine crise en 2009), cet hommage vaut de l'or !
Sarkozy poursuit, et loue la stature internationale du Général, et le message qu'il porta hors de nos frontière; « l'éternelle vocation de notre pays à défendre la liberté des hommes et le droit des peuples contre toutes les forces idéologiques ou matérielles qui prétendaient les asservir.» Quatre jours auparavant, Sarkozy se courbait encore devant un dictateur chinois, faisant nettoyer les rues de Paris et de Nice des contestataires éventuels. En 1964, de Gaulle avait reconnu, le premier, la République Populaire de Chine. En 1964, la France était coincée entre deux blocs qui s'affrontaient. Et cette reconnaissance fut sobre et discrète, quelques lignes dans un communiqué de presse. En 2010, Sarkozy se réfugie sous cet héritage pour justifier quelques contrats commerciaux et des courbettes inédites. Cherchez l'erreur. Depuis mai 2007, le président français s'est aussi attaché à se réconcilier avec tous les dictateurs du monde. Le temps d'un discours qui ne trompe personne, il peut toujours reprendre quelques formules droits-de-lhommistes de sa campagne de 2007. Pire, des dérapages du débat sur l'identité nationale en 2009 aux surenchères insécuritaires de l'été dernier, l'image de la France à l'étranger est dégradée et affaiblie à un point inégalé depuis 40 ans.
Mais Sarkozy, ce mardi, continue. L'hommage devient boomerang : « il avait pu parfois se tromper. Mais dans tout ce qu'il avait dit et dans tout ce qu'il avait fait, il avait cherché à ce que la France restât toujours fidèle à elle-même, à ses valeurs, à son histoire, à son génie.» La seule rupture de Sarkozy fut sur les valeurs, et fut multiple : faire le contraire de ce que l'on dit et jamais ne le reconnaître, lier immigration et insécurité ou délinquance et héritage génétique, justifier les moyens par la fin, voici quelques exemples.
L'homme qui a rallié la France sous la coupe du commandement militaire intégré de l'OTAN a pu se permettre, ce mardi de novembre, de s'exclamer : « D'autant plus sourcilleux sur la souveraineté française qu'était grande la faiblesse de ses moyens, d'autant plus intransigeant sur son indépendance qu'il était d'une fidélité sans faille à l'alliance des démocraties contre la menace totalitaire.» Intransigeant sur l'indépendance de la France ? Après l'OTAN, sacrilège gaulliste, en 2008, voici l'accord « historique » avec la Perfide Albion de la semaine dernière. Hypothéquer son développement militaire avec le Cheval de Troie « historique » de l'Amérique en Europe est ... cocasse.
Après la chasse aux Roms, le discours de Grenoble, les quotas d'expulsions de sans-papier, l'immigration choisie par carte de compétence interposée, Sarkozy n'hésite pas : « Il avait ouvert les frontières, fait le choix de l'Europe et du monde où il avait voulu que la France se donnât toujours les moyens de jouer le rôle de premier plan qui, à ses yeux, devait être le sien.»
Sarkozy discourt... sur lui
Au détour d'un paragraphe, le glissement s'opère, presque naturellement. « S'efforçant sans cesse de distinguer ce qui change de ce qui ne change pas, il avait toujours su qu'il y avait des héritages intellectuels et spirituels qui nous venaient du fond des âges et que nous ne pouvions pas renier sans nous renier nous-mêmes, mais il avait toujours su aussi que lorsque rien ne change il n'y a pas d'autre issue que le déclin. » Sarkozy, de Gaulle, même combat ! La réforme ! le contresens historique est total, au service d'un propos de basse campagne. De Gaulle a rétabli un pays et son honneur, et avec d'autres. Homme de droite, il a dû composer avec une résistance de gauche. Homme de droite, Sarkozy a débauché Eric Besson. Chacun son époque...
On enchaîne ensuite avec un hommage à peine voilé au débat identitaire: « Jamais un homme d'État n'avait compris aussi bien que l'on ne construit rien sur le reniement de soi et que pour s'ouvrir aux autres il faut d'abord être assuré de ses propres valeurs, de son identité.» Oubliant le discours de Grenoble, il complète : « Jamais un homme d'État ne comprit aussi bien que la haine de soi finit toujours par déboucher sur la haine de l'autre.» Mais pour se rassurer sur son propre sort, sa propre action, il conclut : « Mais jamais non plus homme d'État n'avait été plus soucieux de précéder les événements pour ne pas avoir à les suivre.»
Ensuite, Sarkozy se lâche, chaque phrase ou paragraphe est un parallèle grossier avec sa propre action présidentielle, un hommage même pas masqué à son propre narcissisme : Sarkozy loue les réformes et oublie le contexte comme les forces de l'époque (« La sécurité sociale, la planification à la française, la décolonisation, la force de frappe, le nucléaire, le TGV, l'aéronautique, l'espace, l'assurance chômage, l'aménagement du territoire, le plan Rueff, le nouveau Franc, le marché commun, la participation, la régionalisation »). Toujours schizophrénique, l'homme du clivage permanent félicite celui du coup d'Etat tout aussi permanent (« De l'histoire, le général de Gaulle avait tiré la certitude que la condition de la grandeur de la France était son unité »). Il se félicite d'un costume monarchique taillé pourtant trop grand pour lui : « Ces institutions (...), le général de Gaulle les avait d'abord taillées pour lui.» Ou encore : « Il avait voulu que le chef de l'État soit l'Homme de la Nation et non d'un parti. » Sarkozy s'est efforcé de concentrer les pouvoirs qu'il pouvait, s'imaginant sauveur de la Nation : « En plaçant le Président de la République au sommet des institutions le général de Gaulle n'avait pas voulu en faire seulement le gardien de ces institutions. Il avait voulu en faire le garant de l'intérêt général.» La République sarkozyenne est celle de l'affaire Woerth/Sarkozy, du Fouquet's, des légions d'honneur lâchées comme des hochets de récompense au premier cercle des donateurs, du pantouflage des proches conseiller, du fils Jean que le père Nicolas voulait placer à la tête du plus riche quartier d'affaires du pays. L'intérêt général ?
En rendant hommage au Général de Gaulle, Nicolas Sarkozy a pu faire allusion à la contestation de sa réforme des retraites :
« Il est parfaitement légitime que dans une démocratie chacun défende ses propres intérêts.Mieux, il cite le Général, à cinq décennies d'intervalles. Sarkozy s'amuse et dégrade l'histoire au profit de son petit parcours : « Je voudrais citer une fois encore le général de Gaulle : " Si la France m'a appelé à lui servir de guide, ce n'est certes pas pour présider à son sommeil" ». On croirait l'entendre justifier la réforme des retraites : « Faire ce qu'il y a à faire. Accomplir ce qu'exige l'intérêt national et pour cela chercher inlassablement au milieu des intérêts contradictoires la voie de l'efficacité et de la justice.» ça y est ! Sarkozy se voit en héritier direct du Général : « Voilà la leçon politique du gaullisme. »
Il est légitime que chacun fasse valoir son point de vue, que chacun exprime son opinion.
Il est légitime que ceux qui veulent manifester, que ceux qui veulent protester puissent le faire dans le respect des lois de la République. C'est leur droit.
Mais le devoir du Président de la République, responsable devant la Nation, c'est de décider sur le seul critère de l'intérêt général.»
Le parallèle avec la situation actuelle a ses limites, que Nicolas Sarkozy fait semblant de reconnaître (« Car si nul ne peut faire parler le général de Gaulle ni prétendre savoir ce qu'il ferait aujourd'hui, chacun doit méditer sur ce qu'il a fait. ») pour mieux passer outre : « Le général de Gaulle n'a jamais reculé devant la nécessité de décider, quelles qu'aient pu en être les conséquences parfois douloureuses, parce qu'il savait qu'en repoussant trop longtemps la décision, les souffrances seraient plus grandes encore. »Ah ! L'éloge du courage, de la résistance aux intérêts particuliers ! Sarkozy est de Gaulle... La réforme des retraites est son 18 juin... On oublierait le bouclier fiscal, l'espionnage des journalistes (un point commun avec le de Gaulle vieillissant ?), les promesses non tenues, les renoncements en cascade.
Nicolas Sarkozy n'a pas parlé de ses frais. On rapporte que le général de Gaulle remboursait de sa poche jusqu'aux timbres qu'il utilisait à des fins personnelles. Quand Nicolas Sarkozy fut élu en mai 2007, il a d'abord fait rénover les appartements du Palais de l'Elysée pour quelques 500 000 euros et 6 mois de travaux. Puis, on se souvient du premier rapport de la Cour des Comptes qui l'épingla pour ses dépenses personnelles, qu'il se dépêcha, un an plus tard, de rembourser. On n'oserait aussi rappeler combien les frais de déplacements et de réceptions ont bondi depuis que Sarkozy est président. A l'Elysée, on invoque les nécessités de terrain. En fait, ses déplacements à répétition servent davantage les enjeux électoraux (scrutins municipaux, européens, régionaux, puis présidentiel). En 2009, 5 millions d'euros ont été ainsi engloutis dans des « visites de terrain », en hausse de 36% par rapport à l'année précédente.
Mardi 9 novembre 2010, Nicolas Sarkozy s'est donc pris pour de Gaulle, l'espace d'un hommage. Il n'a pas vu, ni lu dans le discours qui lui fut préparé, le décalage entre sa situation et l'héritage gaullien. Il n'a pas entendu, ni perçu combien certains de ses propos étaient indécents, après 3 ans et demi de mandature ratée, reniée, bafouée.
Il a cru que ce nouveau story-telling pouvait fonctionner.