Je ne songe pas à l'avenir, je ne me donne pas d'avenir, et pas même un présent. Le présent fléchit sans cesse, traversé par cette gaieté vide qui n'est que l'absence illimitée et vide de tout présent, il ne se vit pas au passé, rien en lui ne passe, rien ne finit, et s'il me devient si lourd à porter, c'est à cause de ce fardeau de légèreté, cette charge riante qu'il me faut soutenir au centre d'un jour rêveur qui me dissimule à moi-même. C'est dans un tel jour que je dois décider si réllement il m'invite à écrire. Il ne m'y force pas, il ne me le conseille même pas. Mais cependant, il m'a mis dans l'esprit cette pensée que, si nous sommes liés, nous le sommes par des écrits. Cela signifie que de la réalité de ce lien, je suis maître; pour rendre ce lien réel, il me faut donc écrire, et non pas une fois pour toutes, mais tout le temps, ou bien peut-être une seule fois, cela n'est pas précisé, mais une fois pour laquelle j'ai tout le temps, une fois qui épuise toute la réalité du temps. Pensée tentante, vide sans doute comme un rêve, oppressante et écoeurante comme tout ce qui est vide, mais au milieu de laquelle je puis demeurer d'autant plus légèrement qu'elle ne demande ni réalisation, ni même le rêve de cette réalisation.
Blanchot, Celui qui ne m'accompagnait pas, Gallimard, 1953.