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Un navigateur cubain - Abilio Estévez - Le navigateur endormi (Grasset, 2010 - trad. Alice Seelow) par Armando Valdés Zamora

Publié le 12 novembre 2010 par Fric Frac Club
L'écrivain cubain Abilio Estévez s'est fait connaître du public français en 1999 avec son roman, Ce royaume t'appartient, prix du meilleur livre étranger publié cette année-là. Ont suivi Les palais distincts (2004) et, cette année, Le navigateur endormi, livre par lequel Estévez conclut une trilogie consacrée à Cuba, l'île où il est né, à La Havane, en 1954.
Dans Ce royaume t'appartient, Abilio Estévez raconte l'histoire de « L'île », une sorte de ferme enclavée dans le quartier de Marianao, dans les faubourgs de La Havane, pendant les années précédant la révolution de Castro : « L'île » disparaît dans un incendie accidentel précisément la veille du triomphe révolutionnaire, le 31 décembre 1958.
De son côté, Les palais distincts se passe à La Havane en 2000 ; trois personnages (un clown, un clochard et une prostituée) y cherchent un lieu où survivre en marge de la société totalitaire.
L'attente de la famille Godínez à l'abri d'un cyclone s'annonçant dévastateur, dans un bungalow situé sur une plage solitaire non loin de la capitale cubaine et la disparition puis la fuite aux Etats-Unis du jeune Jafet constituent le sujet du Navigateur endormi. Un navigateur cubain - Abilio Estévez - Le navigateur endormi (Grasset, 2010 - trad. Alice Seelow)  par Armando Valdés Zamora
Estévez situe son histoire en 1977, c'est-à-dire durant la période la plus sombre et orthodoxe de la révolution cubaine.
Le temps de la narration, comme dans ses précédents romans, oscille entre la nostalgie d'un passé républicain, l'imagination d'un monde interdit existant au-delà du refuge dans lequel se cachent les personnages, et la certitude de la perte progressive de toute forme de plaisir à l'époque castriste.
A Cuba, à cause de cette chaleur moite qui adhérait au corps comme une seconde peau, moins de deux bains par jour relevait de l'indécence. Une autre habitude, en outre, était de ne pas utiliser de serviette et de garder l'eau sur la peau pour la rafraîchir. Autrefois, il était de mise de prendre deux bons bains avec un bon savon Palmolive, assortis de deux douches tièdes. Mais au fil des ans, comme sous l'action d'une magie noire, les choses disparurent peu à peu. Pas d'un coup, pire : peu à peu. Un jour, le savon Palmolive disparut. Un autre jour, il n'y eut plus d'eau chaude dans la douche. Un autre jour encore, il n'y eut plus d'eau du tout dans la douche, ni chaude, ni tiède, ni froide.
Les réminiscences d'un nombre incalculable de personnages coïncidant avec l'espace fermé et précaire de la vieille maison en bois articulent l'histoire écrite, trente ans après à New York par Valeria, l'un des témoins de l'attente et de la disparition en mer de Jafet dont elle ne conserve qu'un portrait.
Avant ses romans, Estévez était connu à Cuba pour son travail de dramaturge. Cette expérience explique peut-être le travail soigné du montage de ses scènes, dans la configuration de chaque personnage. Si la critique reconnaît la richesse linguistique de son discours regorgeant de noms de plantes, objets et références culturelles ainsi que l'intensité asphyxiante de ses scènes, Estévez est, surtout, un magistral créateur de personnages.
Strictement décrits dans la chronologie de leur genèse mais déambulant dans des monologues qui les isolent les uns des autres, les personnages du Navigateur endormi incarnent beaucoup des caractères et destins de l'être cubain à l'époque contemporaine. Loin de rapporter les témoignages stéréotypés de l'exotisme tropical, ce qui intéresse Estévez, ce sont les visions que provoquent la frustration et l'attente inutile d'un changement qui, au lieu d'être attendu, apparaît désormais impossible à vivre.
Abilio Estévez imagine d'une manière unique, la sienne, la Cuba du XXème siècle. Ses personnages sont des Cubains anonymes qui ont tout perdu, sauf la mémoire d'une famille désormais divisée, une poignée de disques et de livres, des photos jaunies et la peur atroce de l'imminence d'une catastrophe. Une catastrophe qui, à force d'être annoncée, est devenue éternelle, qui, à force d'être vécue sans trêve, oblige à la résignation et à la fuite, au renoncement au plaisir et aux rêves.
Le colonel Jardinero, vieux militaire républicain et chef de la famille Godínez qui maudit l'île et sa propre lâcheté de ne pas l'avoir quittée dans sa jeunesse pour aller connaître le vaste monde ; Andrea, sa femme, qui tisse et détisse inlassablement des chaussettes de laine parfaitement inutiles sous les tropiques ; Elisa Godínez, la comédienne de théâtre soutenant le régime au point de se refuser à saluer le dramaturge Virgilio Piñera ou encore Amalia, sœur d'Elisa et mère de Valeria, qui décide de partir de Cuba, « à cause de la pénurie de marmelade anglaise et de la disparition des produits de l'ingénieuse Elizabeth Arden » puis s'évanouit des années plus tard dans la campagne profonde des Etats-Unis où elle s'est retirée pour élever des chèvres … sont parmi les personnages les plus authentiques de la littérature cubaine contemporaine. Un navigateur cubain - Abilio Estévez - Le navigateur endormi (Grasset, 2010 - trad. Alice Seelow)  par Armando Valdés Zamora
Dans l'éternelle controverse entre désir et destin, Abilio Estévez nous suggère que c'est la beauté d'une image possédée qui survit tandis que l'Histoire est responsable de tous les malheurs.
En lisant les fictions d'Estévez on devine qu'elles se structurent autour du désir de reconstruire une supposée normalité perdue, un certain équilibre qui pourrait procurer aux sens (la vue, l'ouïe, le goût) la sérénité d'une beauté, d'un style, d'une manière de vivre, retrouvés par la seule pensée.
Plus que la violation d'un ordre, nous sommes en présence de personnages et de situations qui évoquent la perte de cet ordre, suite à l'imposition de codes répressifs qui annulent l'individualité, à l'impuissance et à l'échec de toute tentative d'évasion.
Disciple sans aucun doute le plus talentueux de l'emblématique écrivain Virgilio Piñera, Estévez hérite de ce dernier l'expression crue de l'esprit insulaire cubain dans ses affrontements avec sa réalité.
De José Lezama Lima, l'autre écrivain paradigmatique de la culture cubaine du XXème siècle, Estévez reprend la liberté et la volonté d'insister sur une mythologie imaginaire de l'être cubain susceptible de remplacer l'ordre chronologique et les dépendances qu'impose l'Histoire.
« L'attente est l'arme parfaite des Cubains » a écrit Abilio Estévez. Lire Le navigateur endormi est une manière de connaître les rigueurs et les illusions de cette attente imaginées par l'un des plus authentiques écrivains en langue espagnole de ces dernières années.

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