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De l’humanisme civique italien au républicanisme européen.

Par Ameliepinset

Étant donné que l’ouvrage Repubblicanesimo de Maurizio Viroli, professeur de théorie politique à Princeton, n’a pas été encore traduit en français, j’ai jugé utile de partager ici ma fiche de lecture, rédigée en français, pour vous faire découvrir les grandes lignes de cet ouvrage au combien intéressant pour comprendre que le républicanisme a toute sa place au cœur de la modernité, en dépit de ce que voudraient nous faire croire certains libéraux.

De l’humanisme civique italien au républicanisme européen.

Introduction – Les linéaments d’une tradition

Maurizio Viroli ouvre son ouvrage par le constat d’un intérêt universitaire renaissant pour le républicanisme, entendu comme la tradition de pensée politique inspirée par l’idéal de la république. Cet idéal se caractérise par deux principes fondamentaux : le premier est celui de république entendue comme une communauté politique des citoyens souverains fondée sur le droit et le bien commun, le second celui d’une liberté entendue comme absence de dépendance de la volonté arbitraire d’un homme ou de quelques hommes, qui exige l’égalité des droits civils et politiques.

En outre de ses deux principes fondamentaux, le républicanisme a mis en avant le besoin de vertu civique des citoyens pour permettre un certain vivre ensemble. La vertu s’oppose à la corruption, qui est le vice qui représente la plus grande menace pour la république. Le républicanisme met au centre de sa pensée la notion de charité laïque, définie comme une passion qui provoque l’indignation face à toutes situations d’oppression, de violence, d’injustice et de discrimination.

L’objectif affiché de ce livre est de promouvoir les principes du républicanisme comme base d’une nouvelle utopie politique de sorte que les citoyens renouent avec la liberté politique et la vertu civique, dont les courants dominants politiques actuels ne se préoccupent pas de les remettre au goût du jour.

I – Une histoire qui débute en Italie

Dans le premier chapitre, il s’agit de mettre en lumière les origines avant tout italiennes du républicanisme moderne. En effet, d’après Maurizio Viroli, le républicanisme est né entre le XIVè et le début du XVIè siècles et c’est seulement à partir de cette base que pourront se développer durant les siècles suivants des mouvements républicains aux Pays-Bas, en Angleterre, en France et aux États-Unis. La pensée républicaine est même, écrit Maurizio Viroli, l’apport le plus significatif de l’Italie à la modernité.

Pour autant, il ne s’agit pas de présenter des images idéalisées des républiques italiennes qui ont existé. Les penseurs républicains ont de toute façon conscience de l’écart entre la théorie et la pratique qui s’est illustré dans l’expérience de celles-ci. Néanmoins, le caractère distinctif des républiques, par différence avec d’autres formes de gouvernement, est la volonté que le maximum de citoyens puissent participer au pouvoir souverain. Pour cela, les républiques usaient du droit pour mettre en place des lois qui limitaient le risque de captation du pouvoir par un groupe particulier : par exemple, à Sienne, il y avait une loi qui régissait le fonctionnement des plus hautes fonctions de l’État telles que le mandat relatif à ces dernières n’étaient que de deux mois et qu’il fallait attendre vingt mois avant de pouvoir prétendre à un nouveau mandat. En outre, il y avait des magistrats qui contrôlaient que les décisions prises par les gouvernants s’inscrivaient bien dans le cadre déterminé par le droit, sous peine de sanction si non respect du droit. C’est pourquoi un auteur comme Carlo Cattaneo dira que le mérite des républiques italiennes est d’avoir transmis au peuple le «sens du droit et de la dignité civique»[1], dignité civique acquise grâce à l’apprentissage de la participation civique.

Un autre concept important nous venant de l’héritage républicain est celui de république indépendante. Ce concept est lié à la définition de la liberté : une cité libre est une cité qui n’est pas dépendante de la volonté d’un empereur, autrement dit une cité qui s’auto-gouverne. Cependant, la forme de gouvernement que les républicains s’attelleront à développer est celle du gouvernement mixte. En dépit de divergences sur la mise en œuvre pratique du gouvernement mixte, les théoriciens républicains, parmi lesquels on recense Machiavel, Guichardin et Giannotti, se sont tous accordés, bien avant Montesquieu, sur l’idée que la division des pouvoirs est nécessaire à un bon gouvernement pour empêcher la formation de pouvoirs arbitraires et tyranniques. C’est à partir de là que va découler l’idée qu’il n’y a pas de liberté politique sans limitation du pouvoir par les lois et d’autres pouvoirs.

Après cette explicitation du républicanisme par l’histoire des républiques italiennes et leur théorisation par les écrivains républicains de l’époque, consigner le début de la modernité aux monarchies et ranger les républiques à l’avant-modernité semble, comme le remarque Franco Venturi[2], un mauvais jugement. D’autant plus qu’il faut également observer que la tradition républicaine a été le courant de pensée le plus influent des Lumières. Nous pouvons alors nous demander la raison de ce mauvais jugement. Apparemment, ce mauvais jugement est dû au moment républicain français du jacobinisme. Le républicanisme jacobin a fortement critiqué la société commerciale et insisté sur le primat de la volonté politique une et la nécessaire cohésion sociale et politique.

Or, on ne retrouve rien de cela dans les écrits du républicanisme classique. Carlo Cattaneo, en s’appuyant sur Machiavel, ira jusqu’à conceptualiser le républicanisme comme théorie fédéraliste de la liberté politique[3]. Pour lui, si la «liberté est république», la «république est pluralité, c’est-à-dire fédération», ceci s’expliquant par la thèse que Norberto Bobbio développera plus tard selon laquelle un État unitaire ne peut pas ne pas être autoritaire.

II – La nouvelle utopie de la liberté

Dans le deuxième chapitre, il s’agit pour Maurizio Viroli de montrer que le républicanisme ne se réduit pas seulement à une ancienne tradition de pensée politique mais entend promouvoir un profond renouvellement du concept de liberté politique. Le point de départ de ce renouvellement repose sur la distinction opérée par Philip Pettit entre une conception de la liberté comme absence d’interférence — la liberté libérale — et une conception de la liberté comme absence de domination  (ou de dépendance) — la véritable liberté politique, la liberté républicaine[4].

Être libre au sens libéral, c’est ne pas subir d’interférence, c’est-à-dire ne pas rencontrer d’obstacles effectifs dans mes actions. Être libre au sens républicain, c’est ne pas subir de domination, c’est-à-dire ne pas être sous la dépendance de quelqu’un qui a la possibilité arbitraire d’agir impunément sur moi et qui de ce fait exerce une crainte sur ma volonté. Cette distinction permet une analyse renouvelée du rapport entre loi et liberté : alors que la loi représente bien une interférence et donc une restriction de ma liberté pour les libéraux, pour les républicains, la loi ne représente pas une domination puisque sa possibilité d’action ne s’applique pas arbitrairement sur moi mais est universelle et donc elle ne peut être considérée comme une restriction de ma liberté.

Cette conception républicaine de la liberté comme absence de domination marque le pas d’un renouvellement du débat politique sur la liberté car cette conception échappe aux catégories traditionnelles de la liberté que l’on trouve dans les deux fameuses distinctions entre liberté des Anciens et liberté des Modernes de Benjamin Constant[5] et entre liberté positive et liberté négative de Isaiah Berlin[6]. Par ailleurs, la liberté républicaine se distingue également de la liberté démocratique[7] qui comprend la liberté au sens d’autonomie de la volonté, c’est-à-dire du pouvoir de se donner des propres lois et de ne pas obéir à d’autres lois que celles établies par soi-même. Les républicains ne considèrent pas que l’autonomie de la volonté constitue la substance de la liberté, mais la considèrent seulement comme l’un des moyens utiles à la liberté.

III – La valeur de la liberté républicaine

Dans le troisième chapitre, Maurizio Viroli a pour objectif de clarifier la signification de la liberté républicaine. Il commence pour cela par mettre en lumière les divergences présentes parmi les néo-républicains.

Quentin Skinner[8] soutient que la différence entre la conception libérale et la conception néo-romaine (qualification donnée par Quentin Skinner pour désigner la conception républicaine) de la liberté réside dans la détermination de ce qui restreint la liberté : pour les libéraux, seules la force ou la menace de la force sont des causes de restriction de la liberté, tandis que les néo-romains ajoutent la dépendance au même rang des causes de restriction de la liberté.

Philip Pettit estime pour sa part que les interférences ne peuvent représenter que des causes secondaires de la limitation de la liberté par rapport à la domination qui est la véritable cause première de la privation de la liberté. Il souligne à ce propos que les républicains ont toujours pris soin de distinguer la liberté de la licence et qu’ils n’ont jamais conçu l’interférence que représente la loi comme une restriction de la liberté.

Puis, Maurizio Viroli rappelle l’intime lien entre liberté et gouvernement par les lois décrits dans les textes de Tite-Live, Salluste ou encore Cicéron. À partir de là, il dégage un second aspect de la conception républicaine de la liberté : la liberté est toujours conçue comme un frein aux actions des individus. Cet aspect sera d’ailleurs repris par la tradition de l’humanisme civique florentin composée entre autres par Collucio Salutati, Leonardo Bruni, Giano della Bella et Alamanno Rinuccini. En outre, Nicolas Machiavel partage également cette définition de la liberté à la fois comme non-domination[9] et limitation par les lois des humeurs entre les nobles et la plèbe[10].

Cette définition s’explique par l’idée que les limites imposées par le gouvernement par les lois sont la seule manière efficace de se protéger contre la domination arbitraire d’individus particuliers. Plus précisément, nous pouvons dire que l’autogouvernement est considéré par les républicains comme la condition nécessaire de la liberté. Cette thèse constitue en fait la réponse que James Harrigton a adressée à Thomas Hobbes qui soutenait dans son Léviathan qu’il n’y avait aucune différence entre la liberté des citoyens de la République de Lucques et celle des sujets du Sultan de Constantinople[11]. En réalité, il y a bien une différence entre la limitation de la liberté par la loi et celle par la volonté arbitraire par un individu : la première demande l’obéissance tandis que la seconde impose la servitude.

Suite à ce développement sur les positions des auteurs républicains classiques, Maurizio Viroli prend position par rapport au débat sur la signification de la liberté qui anime les néo-républicains mis en lumière au début du chapitre : pour lui, les néo-républicains doivent affirmer fortement leur critique vis-à-vis de la dépendance et de la domination, mais pas leur critique vis-à-vis des contraintes et des limitations à la liberté de choix. Il justifie ensuite ce choix par deux arguments. Le premier s’attache à l’importance du combat contre la dépendance car la dépendance reflète un mode de vie profondément opposé à l’idéal de vie civique du républicanisme. Le second est que la restriction de la liberté au sens de l’augmentation d’interférences législatives est nécessaire pour lutter contre la domination. Il conclut alors sur l’idée que la liberté comme absence de domination correspond d’ailleurs mieux à la république entendue comme communauté d’individus dans laquelle personne ne doit être contraint à la soumission et personne n’est autorisé à exercer un quelconque pouvoir de domination.

IV – Républicanisme, libéralisme et communautarisme

Dans le quatrième chapitre, Maurizio Viroli s’attèle à clarifier la position du républicanisme face aux deux théories rivales qui animent le débat philosophico-politique contemporain, à savoir le libéralisme et le communautarisme.

La première partie du chapitre examine les rapports entre républicanisme et libéralisme. Maurizio Viroli remarque tout d’abord que les républicains s’attaquent aux libéraux sur un point sur lequel ces derniers n’ont pas l’habitude d’être attaqué, à savoir la liberté, c’est-à-dire leur fondement même. Si les libéraux ont toujours été efficaces pour lutter contre les interférences de l’État, ils ne l’ont que beaucoup moins été vis-à-vis de la lutte contre la domination.

Maurizio Viroli commence par traiter du rapport entre républicanisme et libéralisme d’un point de vue historique. Il juge ce rapport comme étant un rapport de dérivation : le libéralisme serait un dérivé du républicanisme. En effet, si le libéralisme est une théorie individualiste qui pense que le but premier de la communauté politique est la protection de la vie, de la liberté et de la propriété des individus, il n’est pas la première théorie à l’avoir affirmé, des théoriciens républicains comme Cicéron ou Machiavel avaient déjà défendu cette visée individualiste de la communauté politique. De même concernant leur défense de la valeur du pluralisme, Machiavel avait déjà soutenu dans ses Discours que les conflits sociaux entre la Plèbe et le Sénat «furent la cause première de la liberté de Rome»[12], ou encore pour le principe de la division des pouvoirs qui était déjà soutenu par les républicains avant les libéraux.

En revanche, ce qui n’était pas présent chez les auteurs républicains et que les libéraux ont ajouté, c’est la thèse des droits naturels inaliénables ainsi que celle du contractualisme. Mais la faiblesse théorique de la thèse des droits naturels a été soulignée même par les théoriciens libéraux. Quant au contractualisme censé démontrer pourquoi il est mieux de vivre dans un État que sans État, les républicains ont jugé plus efficace de se référer à l’histoire qu’à une théorie qui pose l’État comme un modèle idéal. Maurizio Viroli conclut en nous faisant remarquer que les principes les plus solides du libéralisme sont des principes empruntés au républicanisme tandis que les principes propres au libéralisme sont moins solides.

Après avoir examiné le rapport entre républicanisme et libéralisme du point de vue historique, il reste à faire l’examen du point de vue théorique. Maurizio Viroli juge ce rapport comme étant un rapport d’appauvrissement. Le libéralisme ne peut pas être considéré comme une alternative sérieuse au républicanisme du fait de son manque de cohérence. Dans la mesure où les libéraux considèrent les interférences comme l’ennemi de la liberté, ils vont être nécessairement obligés de considérer les lois comme une restriction de la liberté, alors que les républicains, en considérant seulement la domination comme l’ennemi de la liberté, vont pouvoir recourir à l’État comme garant de la liberté. Et par suite, il n’y a pas d’incompatibilité entre liberté et dévouement au bien commun, au contraire les républicains voient dans la participation au bien commun un complément authentique à la liberté.

La seconde partie du chapitre est consacrée à l’examen du rapport entre républicanisme et communautarisme. Maurizio Viroli entend ici donner tort à l’interprétation répandue du républicanisme comme forme du communautarisme, théorie qui entend raviver la vertu civique au moyen d’un renforcement de l’unité morale et culturelle des sociétés. Le républicanisme diffère du communautarisme justement sur la définition de la citoyenneté : pour les républicains, être citoyen c’est appartenir à une république, c’est-à-dire une communauté avant tout politique, bien davantage qu’une communauté morale et culturelle. Par suite, le bien commun des républicains n’est un bien moral et culturel mais la justice.

Enfin, Maurizio Viroli entend donner tort à l’interprétation tout aussi répandue du républicanisme comme forme d’aristotélisme politique. En effet, il est faux de dire que les républicains considèrent la participation politique comme la fin suprême de l’existence, ils la considèrent en réalité comme une fin voire simplement comme un moyen.

V – La vertu républicaine

Dans le cinquième chapitre, Maurizio Viroli se donne pour objectif d’examiner la substance de la notion de vertu civique, à laquelle les républicains ont toujours attaché beaucoup d’importance.

La vertu civique serait en effet nécessaire à la liberté et se définirait comme la capacité à servir le bien commun. Le problème qui amène Maurizio Viroli à s’interroger sur cette notion est que les théoriciens politiques contemporains jugent la vertu républicaine difficile voire impossible à mettre en œuvre dans nos démocraties actuelles. Ce jugement remonterait à Montesquieu : cette difficulté s’explique par la compréhension qu’a Montesquieu de la vertu politique, à savoir une forme de sacrifice qui impose aux citoyens de renoncer à leurs intérêts individuels au profit du bien commun, et qui plus est, s’exprime le mieux dans les républiques petites, frugales et austères[13], autant dire loin de ce à quoi peuvent ressembler nos démocraties et les individus qui y vivent.

Mais Maurizio Viroli fait un retour sur les écrits des républicains classiques pour examiner la justesse de la définition de la vertu républicaine donnée par Montesquieu. Et il remarque que ces derniers n’ont jamais défini la vertu républicaine dans les termes si forts de Montesquieu. Les républicains florentins de la Renaissance tels Coluccio Salutati[14], Matteo Palmieri[15], Leon Battista Alberti[16], loin d’opposer vertu civique et vie privée à tel point de considérer qu’il faille sacrifier la seconde pour réaliser la première, voient dans la première le fondement de garantie de la seconde. Le comportement vertueux ne consiste pas à éclipser ses passions par la raison, mais à faire primer sa passion de la charité civique sur les autres affects.

En outre, les républicains florentins tels Leonardo Bruni et Matteo Palmieri considèrent la richesse non seulement compatibles avec la vertu civique mais aussi comme une condition bénéfique à l’exercice de cette vertu. Sur ce point, seul Machiavel diffère la tradition républicaine florentine : le Secrétaire florentin craint en effet l’arrogance et la développement de factions que peut entraîner la richesse de certains citoyens. Néanmoins, sur les autres points, il est d’accord avec les autres républicains florentins : les citoyens vertueux ne sacrifient pas leurs intérêts privés pour défendre le bien commun, ils défendent et aiment au contraire la vie républicaine pour leur assurer la jouissance tranquille de leur vie privée.

En conclusion de ce chapitre, Maurizio Viroli juge donc que Montesquieu et les modernes qui lui ont succédé ont eu une conception erronée de ce qu’était la vertu civique tant célébrée par les auteurs italiens de l’humanisme civique et de la Renaissance. Leur vertu civique était une vertu à visage humain respectueuse des différentes sensibilités des citoyens quant aux motifs de leur engagement. Même si redonner des couleurs à cette vertu civique n’est pas facile en Italie en raison d’une culture imprégnée par l’arrogance et la servitude, cela n’a rien d’une mission impossible.

VI – Le patriotisme républicain

Suite à l’examen de la notion de vertu républicaine, s’ensuit dans le sixième chapitre un examen de la notion de patriotisme républicain puisque la vertu républicaine a très souvent été rattachée voire identifiée à l’amour de la patrie. Maurizio Viroli s’étonne d’ailleurs que cette thématique n’ait été en revanche que peu ou pas reprise par les néo-républicains et estime que c’est une lacune qu’il lui revient de combler.

Le républicanisme classique a défini l’amour de la patrie comme un amour charitable pour la république et pour les citoyens. Cet amour est rendu possible et résulte de tous les éléments de vie que partagent les citoyens des républiques libres, à savoir les lois, la liberté, les conseils publics, les places publiques, les amis et les ennemis, les mémoires des victoires et des défaites, les espérances et les craintes. Et c’est cet amour pour la patrie qui permet aux citoyens d’exercer leurs devoirs.

Qu’entendre par la notion de patrie ? Quand les républicains parlent d’amour de la patrie, ils identifient en fait la notion de patrie avec celle de république. Des auteurs républicains comme Rousseau ou encore Giuseppe Mazzini prennent la peine de distinguer le pays, qui implique seulement la notion de territoire, de la patrie, qui n’est qu’un vain mot si l’on y ajoute pas la présence d’institutions et de lois républicaines ainsi que de citoyens libres. On peut également établir une distinction entre nationalisme et patriotisme républicain en ceci que les nationalistes cherchent à promouvoir une identité distinctive de nature culturelle, ethnique ou encore religieuse du peuple tandis que les théoriciens de patriotisme républicain défendent des biens proprement politiques. De surcroît, l’amour exprimé d’un côté par les nationalistes et de l’autre par les républicains est de différente nature : l’amour nationaliste est une passion naturelle qu’il s’agit de protéger tandis que l’amour républicain est une passion artificielle qu’il s’agit de continuellement nourrir et réinventer.

Nous avons qualifié l’amour de la patrie comme un amour charitable. Nous pouvons nous demander que vient faire une notion religieuse telle que la charité dans le républicanisme. Il faut se pencher sur des auteurs tel que Machiavel ou Tocqueville pour observer l’importance de la religion dans les républiques. Pour Machiavel, la religion, par la crainte de Dieu qu’elle diffuse, favorise les comportements vertueux chez les citoyens. Tocqueville observe de son côté qu’en Amérique, la liberté est rendue possible par la religion. Si la religion est si efficace quant à orienter les actions des hommes, c’est parce qu’elle s’adresse à leur cœur et non seulement à leur raison or ce point est commun avec le patriotisme.

Contrairement à Machiavel et Tocqueville, Maurizio Viroli, d’une part, craint dans la recherche de tant de perfectionnisme au moyen de la religion que se crée une république intolérante et, d’autre part, estime que l’idéal républicain de la liberté politique s’accorde davantage avec le doute de l’esprit laïc qu’avec les certitudes de la foi religieuse. L’éthique républicaine, bien qu’elle fasse l’éloge passionné de la vie civique, s’attache au principe du respect de la vie intérieure de chacun. Elle a un ancrage profondément laïc qui s’oppose au confessionalisme, à l’intégrisme, au cléricalisme et plus globalement à tout dogmatisme de quelque nature qu’il soit.

Si les républiques ne recourent pas à la religion pour mobiliser les âmes, par quel moyen développent-elles l’amour pour la patrie chez leurs citoyens ? Elles mettent en avant le récit de leur histoire par le biais de commémorations et célébrations mémorielles de l’engagement de ceux qui se sont battus pour défendre la république. Ainsi, elles espèrent inscrire dans l’âme des citoyens le devoir de poursuivre ce beau combat. L’histoire apparaît alors comme le matériau propre à toute culture civique. De fait, le problème actuel qui se pose en Italie, c’est que les hommes politiques n’accordent que trop peu d’importance à leur histoire. Pourtant, l’Italie n’est pas en manque d’une grande tradition républicaine, incarnée notamment par la République romaine et la République napolitaine.

Maurizio Viroli regrette également le retrait du débat public moral et politique de la part des laïcs, qui aurait eu pour conséquence l’acceptation commune de l’idée selon laquelle l’Église serait la mieux à même pour répondre aux questions des valeurs morales. Cela dit, il ne se résigne pas pour autant à cette acceptation et croit encore possible la renaissance d’une politique laïque à condition d’une part que cette politique renoue avec de hauts idéaux moraux et d’autre part qu’elle sache revendiquer son exigence de justice sociale face à la seule solidarité catholique.

Maurizio Viroli reproche ensuite un manque de fermeté de la part des républicains dans les faits quant à faire appliquer les lois de manière indifférenciée face aux puissants comme aux faibles.  En effet, le laxisme quant au respect des lois fait perdre son sens à l’importance que les républicains prétendent apporter à la valeur des lois, il corrompt la république. Ainsi le véritable amour pour la chose publique doit s’incarner par une véritable intransigeance de la justice. La seule élite républicaine est celle des citoyens vertueux qui s’adonnent avec amour à la chose publique. En revanche, toutes les autres élites, fondées sur les richesses ou les réseaux, sont à combattre avec la plus grande vigueur.

Enfin, Maurizio Viroli plaide pour une proximisation de la république vers les citoyens, par exemple par l’autogouvernement municipal, car c’est lorsque les citoyens considèrent la république comme leur propriété commune qu’ils vont vouloir s’y dévouer. Il conclue alors sur la nécessité d’une réforme fédérale dont le cœur de l’action se portera sur les municipalités.

VII – Républicanisme européen

Dans le septième et dernier chapitre de son ouvrage, Maurizio Viroli s’intéresse au débat sur la réalisabilité d’une véritable Europe politique, qu’il nomme «Europe des citoyens», malgré l’absence d’un peuple proprement européen. Ce débat oppose généralement ceux qui tirent de cette absence l’impossibilité d’une Europe politique aux tenants du «patriotisme constitutionnel», qui pensent pouvoir fonder une Europe politique sur des principes universalistes rationnels. Maurizio Viroli soulève un point commun à ces deux positions : elles considèrent les cultures nationales comme un obstacle, insurmontable pour les uns et à surmonter pour les autres, pour l’émergence d’une citoyenneté européenne.

En revanche, le républicanisme européen offre une véritable alternative à ce débat en considérant au contraire que les cultures nationales et même locales sont un atout et un moyen à cette émergence. Ceci s’explique par le fait que, comme il l’a fait remarqué à la fin du précédent chapitre, c’est au niveau local qu’il est le plus facile de faire comprendre l’importance de la participation politique aux citoyens et qu’une fois qu’ils ont adoptés des comportements civiques au niveau local, il n’y aura pas de difficulté à transposer ce comportement à une échelle d’action plus importante, à savoir l’Europe. Il ne s’agit donc pas de rechercher des principes universalistes qui feraient abstraction des cultures particulières, mais de développer et renforcer les différentes cultures civiques.

Il convient de préciser ce que l’on entend par le développement des cultures civiques. Maurizio Viroli, en s’appuyant à la fois sur Machiavel et Tocqueville, entend de promouvoir une «politique de la société civile» qui consiste en la construction d’un espace public qui se situe à l’intermédiaire d’un espace individualiste et d’un espace communautaire, ce serait un espace où fleurirait des associations de toute nature qui créeraient et encourageraient la participation civique à l’autogouvernement. À cette politique de la société civile, sont également nécessaires à la construction d’une citoyenneté européenne : des politiques sociales et de travail communes, une politique de la paix et de la sécurité commune et une politique extérieure commune.

Au bout de ce parcours, il semble pour Maurizio Viroli indispensable à la survie de la république de rebâtir un ethos civique qui prenne appui à la fois sur la tradition républicaine italienne et le néo-républicanisme exposé sur le champ de la scène internationale.


 

[1] Carlo Cattaneo, La città considerata come principio ideale delle istorie italiane

[2] Franco Venturi, Utopia e riforma nell’Illuminismo

[3] Carlo Cattaneo, Stati Uniti d’Italia

[4] Philip Pettit, Republicanism

[5] Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes

[6] Isaiah Berlin, Two concepts on liberty

[7] Norberto Bobbio, un article de 1954 — pas de titre indiqué

[8] Quentin Skinner, Liberty before liberalism

[9] Nicolas Machiavel, Discorsi sopra la prima Deca di Tito-Livio, I, 5

[10] Nicolas Machiavel, Istorie fiorentine

[11] Thomas Hobbes, Léviathan, Chap. 21

[12] Nicolas Machiavel, Discorsi sopra la prima Deca di Tito-Livio, I, 4

[13] Montesquieu, De l’esprit des lois, VIII, 16

[14] Coluccio Salutati, Epistolario di Coluccio Salutati

[15] Matteo Palmieri, Vita civile

[16] Leon Battista Alberti, Della famiglia


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