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Les Compagnons boulangers du Devoir ou « Chiens blancs »

Par Jean-Michel Mathonière
Le texte suivant a été publié dans le n° 2 (juillet-août 2003) de la revue Nos Ancêtres, vie & métiers.

Lorsqu’on évoque le compagnonnage, on pense généralement aux charpentiers, tailleurs de pierre, menuisiers, couvreurs, plus rarement aux maréchaux-ferrants ou aux charrons, mais presque jamais aux boulangers. Et pourtant, c’est là un compagnonnage qui connût ses heures de gloire et qui reste, aujourd’hui encore, très présent sur le tour de France.

Comme c’est le cas pour tous les compagnonnages, l’histoire ancienne des Compagnons boulangers est lacunaire, tissée de légendes et d’incertitudes. Si les actuels Compagnons boulangers du Devoir sont les héritiers directs d’une société fondée en 1810-1811, il existait alors déjà, depuis au moins un siècle, des ouvriers boulangers faisant leur tour de France, choisissant des auberges dans les grandes villes où ils travaillaient et nommant l’hôtelière leur « Mère », se plaçant chez les patrons par l’intermédiaire d’un des leurs et non par celui de la corporation (tenue par les maîtres), pratiquant « l’interdit de boutique » pour sanctionner les mauvais employeurs, bref, autant de pratiques qui sont caractéristiques des compagnonnages sous l’Ancien Régime. Il est même attesté, durant la première décennie du XIXe siècle, que, déjà, ils portent des surnoms, pratiquent des rites de Réception avec serment et secret, arborent des « couleurs » (les rubans emblématiques caractérisant chacune des sociétés compagnonniques).

Les Compagnons boulangers du Devoir ou « Chiens blancs »
Deux Compagnons boulangers.
Gravure parue dans le journal L'Illustration à la fin du XIXe siècle

Au demeurant, on peut remonter bien plus avant en direction du Moyen Âge et se demander si le riche corpus de traditions dont témoigne le folklore de la profession n’est pas comme l’indice d’une âme foncièrement compagnonnique. Il est même permis, si l’on entend confondre plus ou moins compagnonnage et spiritualité du métier, d’envisager une tradition compagnonnique qui remonterait jusqu’à l’Antiquité la plus lointaine, sachant que le pain a toujours été porteur de sacralité et que, précisément, l’étymologie de « compagnon » signifie « ceux qui partagent le même pain »…

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Cependant, même si on doit admettre qu’à l’origine – incertaine et controversée – des compagnonnages, il y a une part non négligeable de sacralité du métier, même si on doit également admettre aujourd’hui, contrairement à une idée reçue, que compagnonnage et communauté de métier (la corporation, pour reprendre un terme tardif) ne sont pas systématiquement antinomiques, l’un pouvant se fondre dans l’autre jusqu’à ne pouvoir en être discerné, l’histoire doit s’écrire avant tout sur des bases documentaires fiables et, en l’occurrence, discriminatoires, car c’est seulement en se séparant plus ou moins de la corporation que le compagnonnage acquiert une personnalité à part entière. Nous en resterons donc ici, prudemment, aux Compagnons boulangers du Devoir.

Histoires de familles compliquées…

Au demeurant, comme il est souligné par Laurent Bastard, chargé de la conservation du musée du Compagnonnage (Tours), peut-on considérer que ces ouvriers boulangers d’avant 1811 constituaient déjà un compagnonnage ? Si on se place du point de vue de la police de l’époque et de l’historien, cela ne fait aucun doute puisqu’ils possèdent tous les caractères objectifs qui définissent un compagnonnage. Mais si on se place du point de vue des autres sociétés compagnonniques contemporaines, du moins de la majorité de celles-ci, la réponse est non, sans appel. Ces ouvriers boulangers ne sont pas des Compagnons car ils n’appartiennent pas au « Devoir », n’ayant pas été fondés de longue date par Maître Jacques ou le Père Soubise – les deux fondateurs plus ou moins légendaires de celui-ci –, ou n’ayant pas été régulièrement constitués et reconnus comme tels par les sociétés se reconnaissant mutuellement appartenir à cette filiation.

En effet, la tradition initiatique que véhiculent ces sociétés n’est pas, nonobstant les variantes propres à chacune, déterminante à elle seule de leur caractère compagnonnique. Probablement l’a-t-elle été à la fin du Moyen Âge, mais, depuis le début du XVIIIe siècle, un processus de fédération et de régulation des compagnonnages s’est mis en place qui définit des règles d’affiliation et de hiérarchie très strictes entre les « enfants » de Maître Jacques et du Père Soubise. Ne sont exclues du « tableau de préséance » ainsi constitué, en 1807, que les sociétés se revendiquant de Salomon en personne, mais ces sociétés elles-mêmes obéissent à des règles strictes de filiation et, malgré les divergences qui les opposent violemment aux sociétés du Devoir, elles sont implicitement reconnues comme compagnonniques par ces dernières.

C’est dans ce contexte formaliste qu’un événement survient qui, brisant ces règles, sera un véritable cataclysme pour l’histoire des compagnonnages au XIXe siècle, provoquant un grand nombre de ces fameuses rixes entre Compagnons dont la littérature, puis la télévision, se sont emparées pour en faire la trame de récits hauts en couleur (mais souvent fort éloignés de la réalité).

Vengeance, trahison ou occasion ?

Les circonstances particulières par lesquelles les boulangers eurent connaissance du mystérieux « Devoir » des Compagnons ont été relatées en 1859 par l’un des leurs, J. B. E. Arnaud dit « Libourne le Décidé », dans ses Mémoires d’un Compagnon du tour de France, un livre qui, s’il est bien moins connu que les Mémoires d’un Compagnon d’Agricol Perdiguier (Avignonnais la Vertu, Compagnon menuisier du Devoir de Liberté), publiées en 1854-1855 et régulièrement rééditées depuis, n’en offre pas moins, lui aussi, un remarquable et très vivant témoignage de la vie compagnonnique durant la première moitié du XIXe siècle.

En 1809, à Blois, un vieux Compagnon doleur dit « Nivernais Frappe-D’abord » venait souvent rendre visite à des boulangers chez leur « Mère ». Il avait sympathisé avec eux et leur chantait avec chaleur les mystères de son Devoir, et ces derniers l’interrogeaient souvent sur la raison pour laquelle ils ne pouvaient être admis dans celui-ci. Un jour du mois de mars 1810, un homme pâle et décharné pénétra dans l’auberge et demanda à parler à l’un de ces boulangers, Pierre Martel. C’était le Compagnon doleur, méconnaissable. Il conta à Martel comment, étant tombé gravement malade, il n’avait reçu aucun secours de sa société, comme il était de règle, et pas même la visite d’un de ses « frères » à l’hôpital. Décidé à se venger, il communiqua donc aux boulangers, qui, eux, l’avaient toujours bien accueilli, les secrets du Devoir, c’est-à-dire l’ensemble des traditions, des symboles, des rites, etc. des Compagnons. Il baptisa Pierre Martel, nivernais comme lui, du même surnom terrible que celui qu’il portait, puis, certain que la vengeance des Compagnons doleurs le pourchasserait sans relâche pour lui faire payer de sa vie cette trahison, il s’embarqua pour l’Amérique.

Fort de posséder ces secrets, et après les avoir bien mémorisés et testés, les boulangers se présentèrent comme étant des Compagnons doleurs dans une réunion de ces derniers, puis mirent brutalement le masque à bas, proclamant fièrement qu’ils étaient en réalité des Compagnons boulangers « du Devoir », « enfants de Maître Jacques » comme eux. On imagine la confusion qui s’en suivit.

Les Compagnons boulangers du Devoir ou « Chiens blancs »
L'emblème des Compagnons boulangers.
Gravure parue dans le journal L'Illustration à la fin du XIXe siècle

Ce récit est à prendre avec prudence en ce qui concerne les détails exacts de la manière dont les boulangers prirent connaissance du Devoir des doleurs. Dans cette version même, il est des indices qui laissent à croire que le vieux Compagnon doleur n’a peut-être pas livré ces secrets sans subir auparavant des violences. Il est également possible que les boulangers aient fait main basse, par hasard ou à la suite d’une rixe, sur un rituel manuscrit. Dans tous les cas, c’est bien à Blois en 1810-1811 que se place la naissance officielle de leur Devoir.

Cinquante ans de luttes acharnées

Cette auto-proclamation entraîne immédiatement une levée de boucliers des sociétés compagnonniques appartenant aux enfants de Maître Jacques : non seulement, cette filiation résulte d’une trahison et elle est donc inacceptable, mais qui plus est, elles estiment que cette profession est, dans tous les cas, indigne d’appartenir au Devoir. Car le savoir-faire du boulanger est jugé insignifiant au regard de celui des métiers compagnonniques, tout particulièrement celui des métiers fondateurs, ceux de l’art de bâtir. D’ailleurs, les boulangers n’emploient pas l’équerre et le compas, dont l’entrelacement forme la base essentielle du blason du Devoir, chaque profession se caractérisant ensuite par l’adjonction d’outils ou de productions participant plus ou moins de la mise en œuvre de cette connaissance primordiale qu’est la géométrie (le « trait » pour reprendre le nom qui lui est donné par les Compagnons).

Une chose est sûre, c’est que ce rattachement formel au Devoir devait être perçu comme essentiel aux yeux des ouvriers boulangers puisque, dès 1811, depuis la ville de Blois où ils avaient établi leur première « cayenne » (siège), leur société compagnonnique connaît une formidable expansion dans toute la France. Et ce désir d’appartenance est assez fort pour surmonter les cinquante années de luttes acharnées qui s’en suivirent, où ils furent victimes de la haine féroce que leur vouaient la plupart des autres sociétés. Les archives judiciaires regorgent de procès-verbaux relatant les violences commises envers les « soi-disant Compagnons » boulangers par les Compagnons charpentiers, couvreurs, tailleurs de pierre, etc. Le sang coule fréquemment au cours des rencontres occasionnelles sur les routes du tour de France ou des « conduites » (accompagnement des partants à la sortie de la ville). On les affuble des sobriquets de « soi-disant de la raclette » ou de « chiens blancs » – ils revendiquent d’ailleurs ce dernier avec fierté (le chien est l’emblème du Compagnon du Devoir, à cause de sa fidélité à son maître). Seules les sociétés du Devoir de Liberté, qui ne se sentent pas concernées par ce litige au sein de la mouvance rivale, et, au sein même du Devoir, les sociétés des cordonniers, des sabotiers et des tisseurs – sociétés qui sont elles-mêmes plus ou moins « irrégulières » – les laissent tranquilles. À l’occasion, elles les soutiennent et vice-versa.

Les Compagnons boulangers du Devoir ou « Chiens blancs »
Le siège social des Compagnons boulangers à Paris, vers 1890.
Gravure parue dans le journal L'Illustration à la fin du XIXe siècle

C’est seulement le 9 décembre 1860 que quelques sociétés du Devoir (tondeurs de drap, blanchers-chamoiseurs et cordonniers-bottiers) finissent par les reconnaître comme « enfants de Maître Jacques », « fondés par eux-mêmes » – formule inhabituelle qui laisse transparaître la « tache » originelle. Deux ans plus tard, ils sont suivis par les Compagnons chapeliers et les doleurs, puis, jusqu’à la fin du XIXe siècle, par plusieurs autres corps compagnonniques. Aujourd’hui, si les Compagnons boulangers du Devoir ne sont plus contestés, il n’en demeure pas moins que, simple oubli ou rancune tenace, ils ne sont toujours pas rituellement reconnus par toutes les sociétés du Devoir.

Comme tous les groupes persécutés, les Compagnons boulangers du Devoir forment l’une des sociétés parmi les plus fermement attachées aux traditions du compagnonnage. Leur étude est d’autant plus intéressante pour l’historien qu’ayant dû, pour donner du poids à leur revendication, se constituer un patrimoine compagnonnique n’ayant rien à envier à celui des autres sociétés, ils ont rassemblé durant les années 1810-1840 quantité de traditions (légendes, symboles, rites et coutumes) dont, souvent, le souvenir n’est plus aussi précis dans les corporations auxquelles ils les ont empruntées, cette période correspondant à une mutation profonde dans les mentalités ouvrières.

La Mère Jacob

On ne saurait clore ce bref aperçu sans évoquer aussi la « Mère Jacob », véritable sainte au regard des Compagnons boulangers du Devoir. Née en 1796 à Neuillé-le-Lierre (37), Jeanne Deshayes épouse en 1819 François Jacob, originaire de Chigné (49) et employé à l’hôtel du Croissant à Tours, où elle-même travaille comme cuisinière depuis 1815. Peu de temps après, les époux s’installent dans une auberge rue de la Serpe, à Tours. Entre juillet et novembre 1820, les Compagnons boulangers de Tours, en litige avec l’aubergiste leur ayant jusqu’alors servi de « Père », demandent à madame Jacob d’être leur nouvelle « Mère ». Elle le restera jusqu’à sa mort, en 1863.

Si être la Mère ou le Père des Compagnons de tel ou tel corps assurait à l’auberge un chiffre d’affaires régulier et certain – les Compagnons s’engageaient par contrat à régler les dettes que pouvaient éventuellement laisser les « brûleurs » –, être la Mère des Compagnons boulangers n’avait alors rien d’une sinécure. Dans le contexte de luttes que nous avons évoqué, c’était risquer en permanence de voir son établissement saccagé par les Compagnons des sociétés adverses, et, en conséquence ou en prévision de tels actes, faire face aux perquisitions de police et autres tracasseries d’une administration soucieuse d’éradiquer ces fauteurs de troubles qu’étaient les compagnonnages. La Mère Jacob s’attela cependant à la tâche avec une foi et une ardeur sans faille, malgré dix naissances en 16 ans, et une suite cruelle de deuils : sept de ses enfants décéderont de son vivant, ainsi que son mari, en 1846. Mère des Compagnons, elle le fut au point que, les chérissant réellement comme ses propres enfants, ceux-ci la chérirent véritablement comme leur propre mère. Les portraits qu’en dressent ceux qui l’ont connue, comme « Libourne le Décidé », sont éloquents, comme baignés de lumière virginale. À peine plus d’un mois après ses obsèques, les Compagnons boulangers de Tours lancèrent une souscription sur le tour de France afin de lui élever un monument, qui existe toujours et qui, chaque année, continue de recevoir les témoignages d’affection de ses « enfants » et de tous les Compagnons en général.

Les Compagnons boulangers du Devoir ou « Chiens blancs »
La Mère des Compagnons boulangers de Paris, vers 1890.
Gravure parue dans le journal L'Illustration à la fin du XIXe siècle

Sources à consulter :
– Collectif, Les Compagnons Boulangers & Pâtissiers présentent l’histoire compagnonnique de leur Corps d’État, Paris, Collège des Métiers de l’Association ouvrière des Compagnons du Devoir, 1979.
– J. B. E. Arnaud, Mémoires d’un Compagnon du tour de France, Librairie Giraud, Rochefort, 1859.
– Laurent Bastard, « Madame Jacob, Mère des Compagnons boulangers du Devoir de la Ville de Tours », in Fragments d’histoire du Compagnonnage, volume 2, éd. Musée du Compagnonnage, Tours, 2000.

Les Compagnons boulangers du Devoir ou « Chiens blancs »
Couleurs de Compagnon boulanger du Devoir, fin du XIXe siècle.

Remerciements à Martine Houze, expert en arts & traditions populaires, objets de curiosité & de collections, pour l'aimable autorisation de reproduire dans cet article sa photographie de couleurs de Compagnon boulanger du Devoir.

Visiter le site internet de Martine Houze

Voir aussi le site d'Alain Boucherès, « Agenais la Tolérance », ancien Compagnon Boulanger du Devoir.

Les Compagnons boulangers du Devoir ou « Chiens blancs »

L'homme pense parce qu'il a une main. Anaxagore (500-428 av. J.-C.)


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