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« L’Arracheuse de temps » de Fred Pellerin à l’Européen (critique)

Par Sumba

Un jaseur sachant jaser

Qui l’eut cru : Saint-Elie-de-Caxton est en passe de devenir la coqueluche de toute la francophonie ! Je vois venir la question : qu’est-ce qui a bien pu faire sortir de l’ombre ce petit village québécois de la Mauricie ? Un fait divers glauque ou savoureux, un drame aux résonances universelles ? Pas tout à fait, mais presque. Fred Pellerin, un petit bonhomme qui ne paie pas de mine avec ses lunettes rondes et sa figure d’enfant, porte avec lui son village natal, ses légendes, ses ragots ou « jasages », et ce depuis une dizaine d’années. Après son succès au Théâtre du Rond Point l’an dernier, le revoici sur la scène parisienne, à l’Européen cette fois, pour nous présenter « L’Arracheuse de temps » créé en 2008.

« L’Arracheuse de temps » de Fred Pellerin à l’Européen (critique)

A Saint-Elie-de-Caxton, il n’y avait ni prince ni princesse, mais il y avait un arbre. Un pommier, précisément. Mais « autant que les pommes étaient belles, autant que personne en avait jamais mangé », pour la bonne raison qu’une vague légende disait que des deux fourches de l’arbre, l’une était mortelle. Intrépide, un peu incrédule peut-être, la petite Lurette décida d’ignorer la fable et de croquer dans le fruit défendu. Cette amorce au goût de parodie de récit biblique annonce le joyeux mélange de religion et de croyances populaires qui compose l’ensemble du conte, avec une nette prédilection pour la seconde composante.

C’est qu’en dépeignant le Québec profond du temps de sa grand-mère, Fred Pellerin remonte à une époque où les provinces rurales étaient encore imprégnées des restes laissés par l’évangélisation des premiers colons. Mais le net recul de la religion dans la province mêlé au regard distancié et plein d’humour du conteur, donnent lieu à une galerie de personnages bien peu catholiques qui évoluent dans une intrigue simple, presque prétexte au déploiement de portraits savoureux et d’un langage travaillé par cinq générations de « parlure » québécoise.

Grâce à ces deux ingrédients, la Mort elle-même prête à rire et devient un « vieil Hérodlyphe de Kéops, un « fossile de carbone 14 » affublé de bottes vertes et d’une robe en guenille qui lui arrive à mi-cuisses. Venue chercher la jeune Lurette, elle se met à dos tous les habitants farfelus de Saint-Elie, sortis « tout drette » des souvenirs de Fred Pellerin, peaufinés avec soin pour les besoins du conte caustique et plein de fantaisie. Et, surtout, pour la sauvegarde d’une tradition orale menacée de toutes parts.

Car la dimension revendicative du spectacle, bien qu’atténuée par la naïveté feinte du conteur, est fondamentale. La fierté d’une culture, d’une langue souvent méprisée, apparaît à travers la reprise de chansons québécoises traditionnelles, parfaitement intégrées au fil narratif. Un jeu avec les particularités linguistiques québécoises sous-tend aussi l’ensemble de la pièce : les mots sont volontairement triturés, malmenés; les reformulations vont bon train et donnent lieu à des expressions alambiquées où se confondent allègrement néologismes et québécismes. L’artiste joue le jeu de l’improvisation, il rit de ses propres acrobaties verbales et fait mine d’être lui-même dépassé par le vocable foisonnant qu’il emploie. Alors, Paris n’a plus qu’à « s’accrocher sur le mot qu’il comprend » et à arracher au passage, non pas du temps, mais un morceau de poésie, le plus gros possible.

L’Arracheuse de temps, par Fred Pellerin, jusqu’au 5 décembre, L’Européen, Paris 17 ème,

tél. 01 43 87 97 13

Article publié dans « Témoignage chrétien » le 18/11/10


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